Quant
à nous, comme c’était le lendemain dimanche et qu’on ne se lèverait
que pour la grand’messe, s’il faisait clair de lune et que l’air
fût chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon père, par
amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une longue
promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à s’orienter et à se
reconnaître dans son chemin, lui faisait considérer comme la
prouesse d’un génie stratégique. Parfois nous allions jusqu’au
viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare et me
représentaient l’exil et la détresse hors du monde civilisé, parce
que chaque année en venant de Paris, on nous recommandait de faire
bien attention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer
la station, d’être prêts d’avance, car le train repartait au bout
de deux minutes et s’engageait sur le viaduc au delà des pays
chrétiens dont Combray marquait pour moi l’extrême limite. Nous
revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus
agréables villas de la commune. Dans chaque jardin le clair de
lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre
blanc, ses jets d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait
détruit le bureau du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une
colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine
immortelle. Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur
des tilleuls qui embaumait m’apparaissait comme une récompense
qu’on ne pouvait obtenir qu’au prix des plus grandes fatigues et
qui n’en valait pas la peine. De grilles fort éloignées les unes
des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient
alterner des aboiements comme il m’arrive encore quelquefois d’en
entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son
emplacement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le
boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils
commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec ses
tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.
Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma
mère : « Où sommes-nous ? » Épuisée par la
marche, mais fière de lui, elle lui avouait tendrement qu’elle n’en
savait absolument rien. Il haussait les épaules et riait. Alors,
comme s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec sa clef,
il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de
notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit
nous attendre au bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui disait
avec admiration : « Tu es extraordinaire ! » Et
à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas à faire, le
sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes
actes avaient cessé d’être accompagnés d’attention
volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans ses bras et
me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant.
Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et
où elle était privée de Françoise, passait plus lentement qu’une
autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour avec
impatience depuis le commencement de la semaine, comme contenant
toute la nouveauté et la distraction que fût encore capable de
supporter son corps affaibli et maniaque. Et ce n’est pas cependant
qu’elle n’aspirât parfois à quelque plus grand changement, qu’elle
n’eût de ces heures d’exception où l’on a soif de quelque chose
d’autre que ce qui est, et où ceux que le manque d’énergie ou
d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un principe de
rénovation demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne,
de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émotion, une
douleur ; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme
une harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et
dût-elle en être brisée ; où la volonté, qui a si
difficilement conquis le droit d’être livrée sans obstacle à ses
désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre les mains
d’événements impérieux, fussent-ils cruels. Sans doute, comme les
forces de ma tante, taries à la moindre fatigue, ne lui revenaient
que goutte à goutte au sein de son repos, le réservoir était très
long à remplir, et il se passait des mois avant qu’elle eût ce
léger trop-plein que d’autres dérivent dans l’activité et dont elle
était incapable de savoir et de décider comment user. Je ne doute
pas qu’alors – comme le désir de la remplacer par des pommes de
terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du
plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dont
elle ne se « fatiguait » pas – elle ne tirât de
l’accumulation de ces jours monotones auxquels elle tenait tant
l’attente d’un cataclysme domestique, limité à la durée d’un
moment, mais qui la forcerait d’accomplir une fois pour toutes un
de ces changements dont elle reconnaissait qu’ils lui seraient
salutaires et auxquels elle ne pouvait d’elle-même se décider. Elle
nous aimait véritablement, elle aurait eu plaisir à nous
pleurer ; survenant à un moment où elle se sentait bien et
n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison était la proie d’un
incendie où nous avions déjà tous péri et qui n’allait plus bientôt
laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle
aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition de
se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme
unissant aux avantages secondaires de lui faire savourer dans un
long regret toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction
du village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée,
moribonde debout, celui bien plus précieux de la forcer au bon
moment, sans temps à perdre, sans possibilité d’hésitation
énervante, à aller passer l’été dans sa jolie ferme de Mirougrain,
où il y avait une chute d’eau. Comme n’était jamais survenu aucun
événement de ce genre, dont elle méditait certainement la réussite
quand elle était seule absorbée dans ses innombrables jeux de
patience (et qui l’eût désespérée au premier commencement de
réalisation, au premier de ces petits faits imprévus, de cette
parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus
jamais oublier l’accent, de tout ce qui porte l’empreinte de la
mort réelle, bien différente de sa possibilité logique et
abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps sa vie
plus intéressante, à y introduire des péripéties imaginaires
qu’elle suivait avec passion. Elle se plaisait à supposer tout d’un
coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la ruse pour s’en
assurer, la prenait sur le fait ; habituée, quand elle faisait
seule des parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de
son adversaire, elle se prononçait à elle-même les excuses
embarrassées de Françoise et y répondait avec tant de feu et
d’indignation que l’un de nous, entrant à ces moments-là, la
trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux déplacés
laissant voir son front chauve. Françoise entendit peut-être
parfois dans la chambre voisine de mordants sarcasmes qui
s’adressaient à elle et dont l’invention n’eût pas soulagé
suffisamment ma tante s’ils étaient restés à l’état purement
immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût donné
plus de réalité. Quelquefois, ce « spectacle dans un
lit » ne suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire
jouer ses pièces. Alors, un dimanche, toutes portes mystérieusement
fermées, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de
Françoise, son intention de se défaire d’elle, et une autre fois, à
Françoise ses soupçons de l’infidélité d’Eulalie, à qui la porte
serait bientôt fermée ; quelques jours après elle était
dégoûtée de sa confidente de la veille et racoquinée avec le
traître, lesquels d’ailleurs, pour la prochaine représentation,
échangeraient leurs emplois. Mais les soupçons que pouvait parfois
lui inspirer Eulalie n’étaient qu’un feu de paille et tombaient
vite, faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas la maison. Il n’en
était pas de même de ceux qui concernaient Françoise, que ma tante
sentait perpétuellement sous le même toit qu’elle, sans que, par
crainte de prendre froid si elle sortait de son lit, elle osât
descendre à la cuisine se rendre compte s’ils étaient fondés. Peu à
peu son esprit n’eut plus d’autre occupation que de chercher à
deviner ce qu’à chaque moment pouvait faire, et chercher à lui
cacher, Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de
physionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un
désir qu’elle semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle
l’avait démasquée, d’un seul mot qui faisait pâlir Françoise et que
ma tante semblait trouver, à enfoncer au cœur de la malheureuse, un
divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation
d’Eulalie – comme ces découvertes qui ouvrent tout d’un coup un
champ insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans
l’ornière – prouvait à ma tante qu’elle était dans ses suppositions
bien au-dessous de la vérité. « Mais Françoise doit le savoir
maintenant que vous y avez donné une voiture. » – « Que
je lui ai donné une voiture ! » s’écriait ma tante. –
« Ah ! mais je ne sais pas, moi, je croyais, je l’avais
vue qui passait maintenant en calèche, fière comme Artaban, pour
aller au marché de Roussainville. J’avais cru que c’était
Mme Octave qui lui avait donné. » Peu à peu
Françoise et ma tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient
plus de tâcher de prévenir les ruses l’une de l’autre. Ma mère
craignait qu’il ne se développât chez Françoise une véritable haine
pour ma tante qui l’offensait le plus durement qu’elle le pouvait.
En tous cas Françoise attachait de plus en plus aux moindres
paroles, aux moindres gestes de ma tante une attention
extraordinaire.
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