Quand elle avait quelque chose à lui demander, elle
hésitait longtemps sur la manière dont elle devait s’y prendre. Et
quand elle avait proféré sa requête, elle observait ma tante à la
dérobée, tâchant de deviner dans l’aspect de sa figure ce que
celle-ci avait pensé et déciderait. Et ainsi – tandis que quelque
artiste lisant les Mémoires du XVIIe siècle, et désirant
de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se
fabriquant une généalogie qui le fait descendre d’une famille
historique ou en entretenant une correspondance avec un des
souverains actuels de l’Europe, tourne précisément le dos à ce
qu’il a le tort de chercher sous des formes identiques et par
conséquent mortes – une vieille dame de province qui ne faisait
qu’obéir sincèrement à d’irrésistibles manies et à une méchanceté
née de l’oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé à Louis XIV les
occupations les plus insignifiantes de sa journée, concernant son
lever, son déjeuner, son repos, prendre par leur singularité
despotique un peu de l’intérêt de ce que Saint-Simon appelait la
« mécanique » de la vie à Versailles, et pouvait croire
aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur
dans sa physionomie, étaient de la part de Françoise l’objet d’un
commentaire aussi passionné, aussi craintif que l’étaient le
silence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou
même les plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au
détour d’une allée, à Versailles.
Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé
et d’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions tous montés
lui dire bonsoir, et maman lui adressait ses condoléances sur la
mauvaise chance qui amenait toujours ses visiteurs à la même
heure :
– Je sais que les choses se sont encore mal arrangées
tantôt, Léonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre
monde à la fois.
Ce que ma grand’tante interrompit par : « Abondance de
biens… » car depuis que sa fille était malade elle croyait
devoir la remonter en lui présentant toujours tout par le bon côté.
Mais mon père prenant la parole :
– Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est
réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le recommencer
à chacun. J’ai peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin :
il m’a à peine dit bonjour ce matin.
Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j’étais
justement avec lui après la messe quand nous avions rencontré M.
Legrandin, et je descendis à la cuisine demander le menu du dîner
qui tous les jours me distrayait comme les nouvelles qu’on lit dans
un journal et m’excitait à la façon d’un programme de fête. Comme
M. Legrandin avait passé près de nous en sortant de l’église,
marchant à côté d’une châtelaine du voisinage que nous ne
connaissions que de vue, mon père avait fait un salut à la fois
amical et réservé, sans que nous nous arrêtions ; M. Legrandin
avait à peine répondu, d’un air étonné, comme s’il ne nous
reconnaissait pas, et avec cette perspective du regard particulière
aux personnes qui ne veulent pas être aimables et qui, du fond
subitement prolongé de leurs yeux, ont l’air de vous apercevoir
comme au bout d’une route interminable et à une si grande distance
qu’elles se contentent de vous adresser un signe de tête minuscule
pour le proportionner à vos dimensions de marionnette.
Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une personne
vertueuse et considérée ; il ne pouvait être question qu’il
fût en bonne fortune et gêné d’être surpris, et mon père se
demandait comment il avait pu mécontenter Legrandin. « Je
regretterais d’autant plus de le savoir fâché, dit mon père, qu’au
milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son petit veston
droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu apprêté, de si
vraiment simple, et un air presque ingénu qui est tout à fait
sympathique. » Mais le conseil de famille fut unanimement
d’avis que mon père s’était fait une idée ou que Legrandin, à ce
moment-là, était absorbé par quelque pensée. D’ailleurs la crainte
de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous
revenions d’une grande promenade, nous aperçûmes près du
Pont-Vieux, Legrandin, qui à cause des fêtes restait plusieurs
jours à Combray. Il vint à nous la main tendue :
« Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce
vers de Paul Desjardins :
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu…
N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous
n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon
enfant ; aujourd’hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur,
mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide…
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu…
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ;
et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont
déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je
fais en regardant du côté du ciel. » Il sortit de sa poche une
cigarette, resta longtemps les yeux à l’horizon, « Adieu, les
camarades », nous dit-il tout à coup, et il nous quitta.
À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était
déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature
devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font
engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur
des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu
les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés dans des récipients
de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons
et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie,
et petits pots de crème en passant par une collection complète de
casserole de toutes dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table,
où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois
alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais
mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et
de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se
dégrade insensiblement jusqu’au pied – encore souillé pourtant du
sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre.
Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les
délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en
légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible
et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes
d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de
soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore
quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé,
elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une
féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de
parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann, chargée par
Françoise de les « plumer », les avait près d’elle dans
une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait
tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes
d’azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de
rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont
dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans
la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise
tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en
rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l’odeur de ses mérites,
et qui, pendant qu’elle nous les servait à table, faisaient
prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère,
l’arôme de cette chair qu’elle savait rendre si onctueuse et si
tendre n’étant pour moi que le propre parfum d’une de ses
vertus.
Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de
famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine,
était un de ceux où la Charité de Giotto, très malade de son
accouchement récent, ne pouvait se lever ; Françoise, n’étant
plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle était en
train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de
tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle,
mais accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis qu’elle
cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille, des cris de
« sale bête ! sale bête ! », mettait la sainte
douceur et l’onction de notre servante un peu moins en lumière
qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or
comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand
il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa
rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre
de son ennemi, dit une dernière fois : « Sale
bête ! » Je remontai tout tremblant ; j’aurais voulu
qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait
des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même… ces
poulets ?… Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait
eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait – ce que
j’ignorais encore – que Françoise qui, pour sa fille, pour ses
neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres
êtres d’une dureté singulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée,
car si elle connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. Je
m’aperçus peu à peu que la douceur, la componction, les vertus de
Françoise cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme
l’histoire découvre que le règne des Rois et des Reines qui sont
représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent
marqués d’incidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors
de ceux de sa parenté, les humains excitaient d’autant plus sa
pitié par leurs malheurs, qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les
torrents de larmes qu’elle versait en lisant le journal sur les
infortunes des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se
représenter la personne qui en était l’objet d’une façon un peu
précise. Une de ces nuits qui suivirent l’accouchement de la fille
de cuisine, celle-ci fut prise d’atroces coliques : maman
l’entendit se plaindre, se leva et réveilla Françoise qui,
insensible, déclara que tous ces cris étaient une comédie, qu’elle
voulait « faire la maîtresse ». Le médecin, qui craignait
ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecine que nous
avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de
nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins à
donner. Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui
recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d’une
heure, Françoise n’était pas revenue ; ma mère indignée crut
qu’elle s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même dans la
bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce
que le signet marquait, lisait la description clinique de la crise
et poussait des sanglots maintenant qu’il s’agissait d’une
malade-type qu’elle ne connaissait pas. À chaque symptôme
douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle s’écriait :
« Hé là ! Sainte Vierge, est-il possible que le bon Dieu
veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature
humaine ? Hé ! la pauvre ! »
Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit
de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de
couler ; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation
de pitié et d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que la
lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de
même famille ; dans l’ennui et dans l’irritation de s’être
levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la vue
des mêmes souffrances dont la description l’avait fait pleurer,
elle n’eut plus que des ronchonnements de mauvaise humeur, même
d’affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous étions partis
et ne pouvions plus l’entendre : « Elle n’avait qu’à ne
pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir !
qu’elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il tout de même
qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec
ça. Ah ! c’est bien comme on disait dans le patois de
ma pauvre mère :
« Qui du cul d’un chien s’amourose
Il lui paraît une rose. »
Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle
partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il
n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour
afin d’être rentrée pour son travail, en revanche ce même amour des
siens et son désir d’assurer la grandeur future de sa maison se
traduisait dans sa politique à l’égard des autres domestiques par
une maxime constante qui fut de n’en jamais laisser un seul
s’implanter chez ma tante, qu’elle mettait d’ailleurs une sorte
d’orgueil à ne laisser approcher par personne, préférant, quand
elle-même était malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy
plutôt que de permettre l’accès de la chambre de sa maîtresse à la
fille de cuisine.
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