Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes. De
Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le
« côté » et des gens étrangers qui venaient le dimanche
se promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante elle-même
et nous tous ne « connaissions point » et qu’à ce signe
on tenait pour « des gens qui seront venus de
Méséglise ». Quant à Guermantes je devais un jour en connaître
davantage, mais bien plus tard seulement ; et pendant toute
mon adolescence, si Méséglise était pour moi quelque chose
d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue, si loin qu’on
allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à
celui de Combray, Guermantes, lui, ne m’est apparu que comme le
terme plutôt idéal que réel de son propre « côté », une
sorte d’expression géographique abstraite comme la ligne de
l’équateur, comme le pôle, comme l’orient. Alors, « prendre
par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le contraire,
m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par
l’est pour aller à l’ouest. Comme mon père parlait toujours du côté
de Méséglise comme de la plus belle vue de la plaine qu’il connût
et du côté de Guermantes comme du type de paysage de rivière, je
leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette
cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux créations de notre
esprit ; la moindre parcelle de chacun d’eux me semblait
précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis qu’à
côté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de
l’autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils
étaient posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du
paysage de rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés
que par le spectateur épris d’art dramatique les petites rues qui
avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus
que leurs distances kilométriques, la distance qu’il y avait entre
les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces
distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent
et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation était rendue
plus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de
n’aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule
promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de
Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre,
inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans
communication entre eux d’après-midi différents.
Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas
trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que la promenade
n’était pas bien longue et n’entraînait pas trop) comme pour aller
n’importe où, par la grande porte de la maison de ma tante sur la
rue du Saint-Esprit. On était salué par l’armurier, on jetait ses
lettres à la boîte, on disait en passant à Théodore, de la part de
Françoise, qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et l’on sortait
de la ville par le chemin qui passait le long de la barrière
blanche du parc de M. Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions,
venue au-devant des étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes,
d’entre les petits cœurs verts et frais de leurs feuilles, levaient
curieusement au-dessus de la barrière du parc leurs panaches de
plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l’ombre, le soleil
où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachés par la petite
maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien,
dépassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes
du printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris
qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des
miniatures de la Perse. Malgré mon désir d’enlacer leur taille
souple et d’attirer à moi les boucles étoilées de leur tête
odorante, nous passions sans nous arrêter, mes parents n’allant
plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas
avoir l’air de regarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin
qui longe sa clôture et qui monte directement aux champs, nous en
prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et nous
faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à mon
père :
– Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa
femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour
aller passer vingt-quatre heures à Paris ? Nous pourrions
longer le parc, puisque ces dames ne sont pas là, cela nous
abrégerait d’autant.
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des
lilas approchait de sa fin ; quelques-uns effusaient encore en
hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais
dans bien des parties du feuillage où déferlait, il y avait
seulement une semaine, leur mousse embaumée, se flétrissait,
diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum. Mon
grand-père montrait à mon père en quoi l’aspect des lieux était
resté le même, et en quoi il avait changé, depuis la promenade
qu’il avait faite avec M. Swann le jour de la mort de sa femme, et
il saisit cette occasion pour raconter cette promenade une fois de
plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein
soleil vers le château. À droite, au contraire, le parc s’étendait
en terrain plat. Obscurcie par l’ombre des grands arbres qui
l’entouraient, une pièce d’eau avait été creusée par les parents de
Swann ; mais dans ses créations les plus factices, c’est sur
la nature que l’homme travaille ; certains lieux font toujours
régner autour d’eux leur empire particulier, arborent leurs
insignes immémoriaux au milieu d’un parc comme ils auraient fait
loin de toute intervention humaine, dans une solitude qui revient
partout les entourer, surgie des nécessités de leur exposition et
superposée à l’œuvre humaine. C’est ainsi qu’au pied de l’allée qui
dominait l’étang artificiel, s’était composée sur deux rangs,
tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne
naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des
eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un
abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au pied
mouillé les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son
sceptre lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui – en m’ôtant la chance
terrible de la voir apparaître dans une allée, d’être connu et
méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour ami
et allait avec lui visiter des cathédrales – me rendait la
contemplation de Tansonville indifférente la première fois où elle
m’était permise, semblait au contraire ajouter à cette propriété,
aux yeux de mon grand-père et de mon père, des commodités, un
agrément passager, et, comme fait, pour une excursion en pays de
montagnes, l’absence de tout nuage, rendre cette journée
exceptionnellement propice à une promenade de ce côté ;
j’aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu’un miracle fît
apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous que
nous n’aurions pas le temps de l’éviter et serions obligés de faire
sa connaissance. Aussi, quand tout d’un coup, j’aperçus sur
l’herbe, comme un signe de sa présence possible, un koufin oublié à
côté d’une ligne dont le bouchon flottait sur l’eau, je m’empressai
de détourner d’un autre côté les regards de mon père et de mon
grand-père. D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui
de s’absenter, car il avait pour le moment de la famille à demeure,
la ligne pouvait appartenir à quelque invité. On n’entendait aucun
bruit de pas dans les allées. Divisant la hauteur d’un arbre
incertain, un invisible oiseau s’ingéniait à faire trouver la
journée courte, explorait d’une note prolongée la solitude
environnante, mais il recevait d’elle une réplique si unanime, un
choc en retour si redoublé de silence et d’immobilité qu’on aurait
dit qu’il venait d’arrêter pour toujours l’instant qu’il avait
cherché à faire passer plus vite. La lumière tombait si implacable
du ciel devenu fixe que l’on aurait voulu se soustraire à son
attention, et l’eau dormante elle-même, dont des insectes
irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de quelque
Maelstrôm imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue
du flotteur de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur
les étendues silencieuses du ciel reflété ; presque vertical
il paraissait prêt à plonger et déjà je me demandais, si, sans
tenir compte du désir et de la crainte que j’avais de la connaître,
je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann
que le poisson mordait – quand il me fallut rejoindre en courant
mon père et mon grand-père qui m’appelaient, étonnés que je ne les
eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les champs et
où ils s’étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur
des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui
disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en
reposoir ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un
quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser une
verrière ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi
délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la
Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air
distrait son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes
nervures de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient
la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient
en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes
en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques
semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin
rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu’un souffle
défait.
Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à
porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à
perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au
rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse
juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles
musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une
profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir davantage,
comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre
plus avant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment,
pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches.
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