Jamais le snobisme de Legrandin ne
lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait
l’imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse
comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la
duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la
vertu qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient
qu’il en était un ; car, grâce à l’incapacité où ils étaient
de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils
voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine de Legrandin
et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur M.
Legrandin, et nos relations avec lui s’étaient fort espacées. Maman
s’amusait infiniment chaque fois qu’elle prenait Legrandin en
flagrant délit du péché qu’il n’avouait pas, qu’il continuait à
appeler le péché sans rémission, le snobisme. Mon père, lui, avait
de la peine à prendre les dédains de Legrandin avec tant de
détachement et de gaîté ; et quand on pensa une année à
m’envoyer passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand’mère,
il dit : « Il faut absolument que j’annonce à Legrandin
que vous irez à Balbec, pour voir s’il vous offrira de vous mettre
en rapport avec sa sœur. Il ne doit pas se souvenir nous avoir dit
qu’elle demeurait à deux kilomètres de là. » Ma grand’mère qui
trouvait qu’aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la
plage à humer le sel et qu’on n’y doit connaître personne, parce
que les visites, les promenades sont autant de pris sur l’air
marin, demandait au contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à
Legrandin, voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer,
débarquant à l’hôtel au moment où nous serions sur le point d’aller
à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir. Mais
maman riait de ses craintes, pensant à part elle que le danger
n’était pas si menaçant, que Legrandin ne serait pas si pressé de
nous mettre en relations avec sa sœur. Or, sans qu’on eût besoin de
lui parler de Balbec, ce fut lui-même, Legrandin, qui, ne se
doutant pas que nous eussions jamais l’intention d’aller de ce
côté, vint se mettre dans le piège un soir où nous le rencontrâmes
au bord de la Vivonne.
– Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus
bien beaux, n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu
surtout plus floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend
dans le ciel. Et ce petit nuage rose n’a-t-il pas aussi un teint de
fleur, d’œillet ou d’hydrangéa ? Il n’y a guère que dans la
Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai pu faire de plus
riches observations sur cette sorte de règne végétal de
l’atmosphère. Là-bas, près de Balbec, près de ces lieux sauvages,
il y a une petite baie d’une douceur charmante où le coucher de
soleil du pays d’Auge, le coucher de soleil rouge et or que je suis
loin de dédaigner, d’ailleurs, est sans caractère,
insignifiant ; mais dans cette atmosphère humide et douce
s’épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets
célestes, bleus et roses, qui sont incomparables et qui mettent
souvent des heures à se faner. D’autres s’effeuillent tout de
suite, et c’est alors plus beau encore de voir le ciel entier que
jonche la dispersion d’innombrables pétales soufrés ou roses. Dans
cette baie, dite d’opale, les plages d’or semblent plus douces
encore pour être attachées comme de blondes Andromèdes à ces
terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux
par tant de naufrages, où tous les hivers bien des barques
trépassent au péril de la mer. Balbec ! la plus antique
ossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la mer, la fin
de la terre, la région maudite qu’Anatole France – un enchanteur
que devrait lire notre petit ami – a si bien peinte, sous ses
brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans
l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se
construisent, superposés au sol antique et charmant qu’ils
n’altèrent pas, quel délice d’excursionner à deux pas dans ces
régions primitives et si belles.
– Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à
Balbec ? dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller
passer deux mois avec sa grand’mère et peut-être avec ma femme.
Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses
yeux étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les
attachant de seconde en seconde avec plus d’intensité – et tout en
souriant tristement – sur les yeux de son interlocuteur, avec un
air d’amitié et de franchise et de ne pas craindre de le regarder
en face, il sembla lui avoir traversé la figure comme si elle fût
devenue transparente, et voir en ce moment bien au delà derrière
elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui
lui permettrait d’établir qu’au moment où on lui avait demandé s’il
connaissait quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et n’avait
pas entendu la question. Habituellement de tels regards font dire à
l’interlocuteur : « À quoi pensez-vous donc ? »
Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit :
– Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous
connaissez si bien Balbec ?
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de
Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de
sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y
avait plus qu’à répondre, il nous dit :
– J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres
blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer
ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n’a
pas pitié d’eux.
– Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon
père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le
ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n’importe quoi à ma
belle-mère et où elle aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en
pays perdu, si vous y connaissez du monde ?
– Là comme partout, je connais tout le monde et je ne
connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si
vite ; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les
choses elles-mêmes y semblent des personnes, des personnes rares,
d’une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c’est
un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où
il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où
monte la lune d’or et dont les barques qui rentrent en striant
l’eau diaprée hissent à leurs mâts la flamme et portent les
couleurs ; parfois c’est une simple maison solitaire, plutôt
laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à tous les yeux
quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce
pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique,
ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant,
et ce n’est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour
mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour son cœur
prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret
inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont
toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé.
Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà
à moitié bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs
discutable, sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un
cœur dont la lésion n’est plus compensée. Elles sont
contre-indiquées à votre âge, petit garçon. « Bonne nuit,
voisin », ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie
évasive dont il avait l’habitude et, se retournant vers nous avec
un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation :
« Pas de Balbec avant cinquante ans, et encore cela dépend de
l’état du cœur », nous cria-t-il.
Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le
tortura de questions, ce fut peine inutile : comme cet escroc
érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et
une science dont la centième partie eût suffi à lui assurer une
situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous
avions insisté encore, aurait fini par édifier toute une éthique de
paysage et une géographie céleste de la basse Normandie, plutôt que
de nous avouer qu’à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre
sœur, et d’être obligé à nous offrir une lettre d’introduction qui
n’eût pas été pour lui un tel sujet d’effroi s’il avait été
absolument certain – comme il aurait dû l’être en effet avec
l’expérience qu’il avait du caractère de ma grand’mère – que nous
n’en aurions pas profité.
* * *
Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour
pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au
commencement de la saison où le jour finit tôt, quand nous
arrivions rue du Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du
couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de pourpre au
fond des bois du Calvaire qui se reflétait plus loin dans l’étang,
rougeur qui, accompagnée souvent d’un froid assez vif, s’associait,
dans mon esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le
poulet qui ferait succéder pour moi au plaisir poétique donné par
la promenade, le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du
repos. Dans l’été au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne
se couchait pas encore ; et pendant la visite que nous
faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s’abaissait et
touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les
embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits
morceaux d’or le bois de citronnier de la commode, illuminait
obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle prend dans les
sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il
y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations
momentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue du
Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres et
l’étang au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il
était déjà couleur d’opale et un long rayon de lune qui allait en
s’élargissant et se fendillait de toutes les rides de l’eau le
traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous
apercevions une forme sur le pas de la porte et maman me
disait :
– Mon dieu ! voilà Françoise qui nous guette, ta tante
est inquiète ; aussi nous rentrons trop tard.
Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous
montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer
que, contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était
rien arrivé, mais que nous étions allés « du côté de
Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là, ma
tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être sûr de
l’heure à laquelle on serait rentré.
– Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais,
qu’ils seraient allés du côté de Guermantes ! Mon Dieu !
ils doivent avoir une faim ! et votre gigot qui doit être tout
desséché après ce qu’il a attendu. Aussi est-ce une heure pour
rentrer ! comment, vous êtes allés du côté de
Guermantes !
– Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman.
Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte
du potager.
Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour
les promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez
nous par la même porte, quand on voulait aller d’un côté ou de
l’autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait
aussi le côté de chez Swann parce qu’on passait devant la propriété
de M.
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