Vinteuil, disait ma mère,
il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son
salaire. Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme ?
Il ne pourrait lui venir que d’elle. »
Au fond du salon de MlleVinteuil, sur la cheminée,
était posé un petit portrait de son père que vivement elle alla
chercher au moment où retentit le roulement d’une voiture qui
venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira près
d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, comme
M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu’il
avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son amie entra.
MlleVinteuil l’accueillit sans se lever, ses deux mains
derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour
lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle semblait
ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être importune.
Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin d’elle
sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de son
cœur s’en alarma ; reprenant toute la place sur le sofa elle
ferma les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de
dormir était la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi
étendue. Malgré la familiarité rude et dominatrice qu’elle avait
avec sa camarade, je reconnaissais les gestes obséquieux et
réticents, les brusques scrupules de son père. Bientôt elle se
leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n’y pas
réussir.
– Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud, dit son amie.
– Mais c’est assommant, on nous verra, répondit
MlleVinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle
n’avait dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par
certains autres, qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais
que par discrétion elle voulait lui laisser l’initiative de
prononcer. Aussi son regard, que je ne pouvais distinguer, dut-il
prendre l’expression qui plaisait tant à ma grand’mère, quand elle
ajouta vivement :
– Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir
lire ; c’est assommant, quelque chose insignifiante qu’on
fasse, de penser que des yeux vous voient.
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire
elle taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables
à la pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond
d’elle-même une vierge timide et suppliante implorait et faisait
reculer un soudard fruste et vainqueur.
– Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci,
dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis
quoi ? ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un
clignement d’yeux malicieux et tendre ces mots qu’elle récita par
bonté, comme un texte qu’elle savait être agréable à
MlleVinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre
cynique), quand même on nous verrait, ce n’en est que meilleur.
MlleVinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux
et sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément venir
s’adapter à la scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le
plus loin qu’elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le
langage propre à la fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais
les mots qu’elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement lui
paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait
était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité
paralysaient ses velléités d’audace, et s’entremêlait de :
« Tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as pas envie
d’être seule et de lire ? »
– Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques,
ce soir, finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase
qu’elle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans l’échancrure de son corsage de crêpe,
MlleVinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle
poussa un petit cri, s’échappa, et elles se poursuivirent en
sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes et
gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis
MlleVinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte
par le corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite
table sur laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur
de piano. MlleVinteuil comprit que son amie ne le
verrait pas si elle n’attirait pas sur lui son attention, et elle
lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer :
– Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne
sais pas qui a pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce
n’était pas sa place.
Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits
à mon père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait
sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son
amie lui répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses
réponses liturgiques :
– Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous
embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre
ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain
singe.
MlleVinteuil répondit par des paroles de doux
reproche : « Voyons, voyons », qui prouvaient la
bonté de sa nature, non qu’elles fussent dictées par l’indignation
que cette façon de parler de son père eût pu lui causer
(évidemment, c’était là un sentiment qu’elle s’était habituée, à
l’aide de quels sophismes ? à faire taire en elle dans ces
minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne
pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son
amie cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante
en répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre,
paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne une forme
particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse
qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à
l’attrait du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec
douceur par une personne si implacable envers un mort sans
défense ; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit
chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle
avait été sa fille, sentant avec délices qu’elles allaient ainsi
toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil,
jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit la tête
entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette
docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle avait
pour MlleVinteuil et le désir de mettre quelque
distraction dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.
– Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille
horreur ? dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l’oreille de MlleVinteuil quelque
chose que je ne pus entendre.
– Oh ! tu n’oserais pas.
– Je n’oserais pas cracher dessus ? sur
ça ? dit l’amie avec une brutalité voulue.
Je n’en entendis pas davantage, car MlleVinteuil,
d’un air las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les
volets et la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les
souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause
de sa fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle en
salaire.
Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu
assister à cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi
dans le bon cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en
cela tout à fait tort. Certes, dans les habitudes de
MlleVinteuil l’apparence du mal était si entière qu’on
aurait eu de la peine à la rencontrer réalisée à ce degré de
perfection ailleurs que chez une sadique ; c’est à la lumière
de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe
d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille faire
cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour
elle ; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement
dans la vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors
des cas de sadisme, une fille aurait peut-être des manquements
aussi cruels que ceux de MlleVinteuil envers la mémoire
et les volontés de son père mort, mais elle ne les résumerait pas
expressément en un acte d’un symbolisme aussi rudimentaire et aussi
naïf ; ce que sa conduite aurait de criminel serait plus voilé
aux yeux des autres et même à ses yeux à elle qui ferait le mal
sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence, dans le cœur de
MlleVinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans
doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du
mal, ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être, car
le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel,
ne se distinguerait même pas d’elle ; et la vertu, la mémoire
des morts, la tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le
culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner.
Les sadiques de l’espèce de MlleVinteuil sont des êtres
si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le
plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège
des méchants. Et quand ils se concèdent à eux-mêmes de s’y livrer
un moment, c’est dans la peau des méchants qu’ils tâchent d’entrer
et de faire entrer leur complice, de façon à avoir eu un moment
l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans
le monde inhumain du plaisir.
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