Et je comprenais combien elle l’eût
désiré en voyant combien il lui était impossible d’y réussir. Au
moment où elle se voulait si différente de son père, ce qu’elle me
rappelait, c’était les façons de penser, de dire, du vieux
professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu’elle
profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui
restait entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement,
c’était la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à
lui qu’il lui avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes
d’amabilité qui interposaient entre le vice de
MlleVinteuil et elle une phraséologie, une mentalité qui
n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le connaître, comme
quelque chose de très différent des nombreux devoirs de politesse
auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce n’est pas le mal qui lui
donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable ; c’est
le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle s’y
adonnait il s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui
le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle
finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par
l’identifier au Mal. Peut-être MlleVinteuil sentait-elle
que son amie n’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était
pas sincère au moment où elle lui tenait ces propos
blasphématoires. Du moins avait-elle le plaisir d’embrasser sur son
visage des sourires, des regards, feints peut-être, mais analogues
dans leur expression vicieuse et basse à ceux qu’aurait eus non un
être de bonté et de souffrance, mais un être de cruauté et de
plaisir. Elle pouvait s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment
les jeux qu’eût joués, avec une complice aussi dénaturée, une fille
qui aurait ressenti en effet ces sentiments barbares à l’égard de
la mémoire de son père. Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal
fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il était
si reposant d’émigrer, si elle avait su discerner en elle, comme en
tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu’on cause et
qui, quelques autres noms qu’on lui donne, est la forme terrible et
permanente de la cruauté.
S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était
une autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la promenade
était longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand
on semblait entrer dans une série de beaux jours ; quand
Françoise désespérée qu’il ne tombât pas une goutte d’eau pour les
« pauvres récoltes », et ne voyant que de rares nuages
blancs nageant à la surface calme et bleue du ciel s’écriait en
gémissant : « Ne dirait-on pas qu’on voit ni plus ni
moins des chiens de mer qui jouent en montrant là-haut leurs
museaux ? Ah ! ils pensent bien à faire pleuvoir pour les
pauvres laboureurs ! Et puis quand les blés seront poussés,
alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans
discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c’était
sur la mer » ; quand mon père avait reçu invariablement
les mêmes réponses favorables du jardinier et du baromètre, alors
on disait au dîner : « Demain s’il fait le même temps,
nous irons du côté de Guermantes. » On partait tout de suite
après déjeuner par la petite porte du jardin et on tombait dans la
rue des Perchamps, étroite et formant un angle aigu, remplie de
graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes passaient la
journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me semblaient
dériver ses particularités curieuses et sa personnalité revêche, et
qu’on chercherait en vain dans le Combray d’aujourd’hui où sur son
tracé ancien s’élève l’école. Mais ma rêverie (semblable à ces
architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous
un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les
traces d’un chœur roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il
devait être au VIIe siècle) ne laisse pas une pierre du
bâtiment nouveau, reperce et « restitue » la rue des
Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces reconstitutions des données
plus précises que n’en ont généralement les restaurateurs :
quelques images conservées par ma mémoire, les dernières peut-être
qui existent encore actuellement, et destinées à être bientôt
anéanties, de ce qu’était le Combray du temps de mon enfance ;
et parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de
disparaître, émouvantes – si on peut comparer un obscur portrait à
ces effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner des
reproductions – comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce
tableau de Gentile Bellini, dans lesquels l’on voit en un état qui
n’existe plus aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le portail de
Saint-Marc.
On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de
l’Oiseau flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent
quelquefois au XVIIe siècle les carrosses des duchesses
de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency, quand elles
avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec leurs
fermiers, pour une question d’hommage. On gagnait le mail entre les
arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et j’aurais
voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute la journée à lire en
écoutant les cloches ; car il faisait si beau et si tranquille
que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle rompait le
calme du jour, mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il contenait
et que le clocher, avec l’exactitude indolente et soigneuse d’une
personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement – pour
exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur
y avait lentement et naturellement amassées – de presser, au moment
voulu, la plénitude du silence.
Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait
presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la
traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la
maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de
notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau
temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de
grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus
sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière
qui se promenait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires
et nues, accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés trop
tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là une violette
au bec bleu laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte
d’odeur qu’elle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait
dans un sentier de halage qui à cet endroit se tapissait l’été du
feuillage bleu d’un noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de
paille avait pris racine. À Combray où je savais quelle
individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était
dissimulée sous l’uniforme du suisse ou le surplis de l’enfant de
chœur, ce pêcheur est la seule personne dont je n’aie jamais
découvert l’identité. Il devait connaître mes parents, car il
soulevait son chapeau quand nous passions ; je voulais alors
demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas
effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage
qui dominait le courant d’un talus de plusieurs pieds ; de
l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés jusqu’au
village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils étaient semés
des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens
comtes de Combray qui au moyen âge avait de ce côté le cours de la
Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes
et des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques
fragments de tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques
créneaux d’où jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le
guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec,
Bailleau-l’Exempt, toutes terres vassales de Guermantes entre
lesquelles Combray était enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe,
dominés par les enfants de l’école des frères qui venaient là
apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations – passé presque
descendu dans la terre, couché au bord de l’eau comme un promeneur
qui prend le frais, mais me donnant fort à songer, me faisant
ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d’aujourd’hui une
cité très différente, retenant mes pensées par son visage
incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les
boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils
avaient choisi pour leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples,
par troupes, jaunes comme un jaune d’œuf, brillants d’autant plus,
me semblait-il, que ne pouvant dériver vers aucune velléité de
dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l’accumulais
dans leur surface dorée, jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant
pour produire de l’inutile beauté ; et cela dès ma plus petite
enfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux
sans pouvoir épeler complètement leur joli nom de Princes de contes
de fées français, venus peut-être il y a bien des siècles d’Asie,
mais apatriés pour toujours au village, contents du modeste
horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau, fidèles à la petite
vue de la gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos
vieilles toiles peintes, dans leur simplicité populaire, un
poétique éclat d’orient.
Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient
dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies
par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois
« contenant » aux flancs transparents comme une eau
durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand
contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la
fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles
n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite
dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où
les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le
palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard
avec des lignes ; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des
provisions du goûter ; j’en jetais dans la Vivonne des
boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de
sursaturation, car l’eau se solidifiait aussitôt autour d’elles en
grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu’elle tenait sans doute
jusque-là en dissolution, invisibles, tout près d’être en voie de
cristallisation.
Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y
en a d’abord d’isolées comme tel nénufar à qui le courant au
travers duquel il était placé d’une façon malheureuse laissait si
peu de repos que, comme un bac actionné mécaniquement, il
n’abordait une rive que pour retourner à celle d’où il était venu,
refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers la rive,
son pédoncule se dépliait, s’allongeait, filait, atteignait
l’extrême limite de sa tension jusqu’au bord où le courant le
reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-même et ramenait la
pauvre plante à ce qu’on peut d’autant mieux appeler son point de
départ qu’elle n’y restait pas une seconde sans en repartir par une
répétition de la même manœuvre. Je la retrouvais de promenade en
promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à
certains neurasthéniques au nombre desquels mon grand-père comptait
ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement au cours des
années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils se croient chaque
fois à la veille de secouer et qu’ils gardent toujours ; pris
dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts
dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne font
qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur
diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénufar,
pareil aussi à quelqu’un de ces malheureux dont le tourment
singulier, qui se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait
la curiosité de Dante et dont il se serait fait raconter plus
longuement les particularités et la cause par le supplicié
lui-même, si Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à
le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété
dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle
appartenait et qui s’y était complu à des travaux d’horticulture
aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que forme la
Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient
à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient
à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que
parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés
d’après-midi orageux, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le
violet, d’apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la
surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur
écarlate, blanc sur les bords.
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