Plus loin, les fleurs plus
nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus
plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux
qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement
mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes
dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes
qui montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavés
comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu’un peu
plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable
plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui
étaient venues poser comme des papillons leur ailes bleuâtres et
glacées sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de
ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol
d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des
fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-midi il fît
étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif,
silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque
port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans
cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de
teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus
fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu’il y a d’infini – dans
l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois
j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma
guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat
sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant
flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait
lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l’avant-goût du
bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans le
ciel férié flânait longuement un nuage oisif. Par moments,
oppressée par l’ennui, une carpe se dressait hors de l’eau dans une
aspiration anxieuse. C’était l’heure du goûter. Avant de repartir
nous restions longtemps à manger des fruits, du pain et du
chocolat, sur l’herbe où parvenaient jusqu’à nous, horizontaux,
affaiblis, mais denses et métalliques encore, des sons de la cloche
de Saint-Hilaire qui ne s’étaient pas mélangés à l’air qu’ils
traversaient depuis si longtemps, et côtelés par la palpitation
successive de toutes leurs lignes sonores, vibraient en rasant les
fleurs, à nos pieds.
Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions
une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien du
monde que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont
le visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et
qui sans doute était venue, selon l’expression populaire
« s’enterrer » là, goûter le plaisir amer de sentir que
son nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait pu garder le
cœur, y était inconnu, s’encadrait dans la fenêtre qui ne lui
laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la
porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derrière les
arbres de la rive la voix des passants dont avant qu’elle eût
aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils
n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien dans leur
passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n’aurait
l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement,
elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait pu du
moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne
l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque
promenade sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter
de ses mains résignées de longs gants d’une grâce inutile.
Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes
remonter jusqu’aux sources de la Vivonne auxquelles j’avais souvent
pensé et qui avaient pour moi une existence si abstraite, si
idéale, que j’avais été aussi surpris quand on m’avait dit qu’elles
se trouvaient dans le département, à une certaine distance
kilométrique de Combray, que le jour où j’avais appris qu’il y
avait un autre point précis de la terre où s’ouvrait, dans
l’antiquité, l’entrée des Enfers. Jamais non plus nous ne pûmes
pousser jusqu’au terme que j’eusse tant souhaité d’atteindre,
jusqu’à Guermantes. Je savais que là résidaient des châtelains, le
duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu’ils étaient des
personnages réels et actuellement existants, mais chaque fois que
je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie,
comme était la comtesse de Guermantes, dans le « Couronnement
d’Esther » de notre église, tantôt de nuances changeantes
comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du
vert chou au bleu prune, selon que j’étais encore à prendre de
l’eau bénite ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait
impalpables comme l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la
famille de Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les
rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond – enfin toujours
enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant comme dans
un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette
syllabe : « antes ». Mais si malgré cela ils étaient
pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres réels, bien
qu’étranges, en revanche leur personne ducale se distendait
démesurément, s’immatérialisait, pour pouvoir contenir en elle ce
Guermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce « côté de
Guermantes » ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas
et ses grands arbres, et tant de beaux après-midi. Et je savais
qu’ils ne portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de
Guermantes, mais que depuis le XIVe siècle où, après
avoir inutilement essayé de vaincre leurs anciens seigneurs ils
s’étaient alliés à eux par des mariages, ils étaient comtes de
Combray, les premiers des citoyens de Combray par conséquent et
pourtant les seuls qui n’y habitassent pas. Comtes de Combray,
possédant Combray au milieu de leur nom, de leur personne, et sans
doute ayant effectivement en eux cette étrange et pieuse tristesse
qui était spéciale à Combray ; propriétaires de la ville, mais
non d’une maison particulière, demeurant sans doute dehors, dans la
rue entre ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne
voyais aux vitraux de l’abside de Saint-Hilaire que l’envers de
laque noire, si je levais la tête quand j’allais chercher du sel
chez Camus.
Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois
devant de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs
sombres. Je m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car
il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région
fluviatile, que je désirais tant connaître depuis que je l’avais
vue décrite par un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle,
avec son sol imaginaire traversé de cours d’eau bouillonnants, que
Guermantes, changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia, quand
j’eus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des
belles eaux vives qu’il y avait dans le parc du château. Je rêvais
que Mme de Guermantes m’y faisait venir, éprise pour moi
d’un soudain caprice ; tout le jour elle y pêchait la truite
avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant devant les
petits jardins de ses vassaux, elle me montrait, le long des murs
bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et
rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet
des poèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces rêves
m’avertissaient que, puisque je voulais un jour être un écrivain,
il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je
me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire
tenir une signification philosophique infinie, mon esprit
s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de
mon attention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être
une maladie cérébrale l’empêchait de naître. Parfois je comptais
sur mon père pour arranger cela. Il était si puissant, si en faveur
auprès des gens en place qu’il arrivait à nous faire transgresser
les lois que Françoise m’avait appris à considérer comme plus
inéluctables que celles de la vie et de la mort, à faire retarder
d’un an pour notre maison, seule de tout le quartier, les travaux
de « ravalement », à obtenir du ministre, pour le fils de
MmeSazerat qui voulait aller aux eaux, l’autorisation
qu’il passât le baccalauréat deux mois d’avance, dans la série des
candidats dont le nom commençait par un A au lieu d’attendre le
tour des S. Si j’étais tombé gravement malade, si j’avais été
capturé par des brigands, persuadé que mon père avait trop
d’intelligences avec les puissances suprêmes, de trop irrésistibles
lettres de recommandation auprès du bon Dieu, pour que ma maladie
ou ma captivité pussent être autre chose que de vains simulacres
sans danger pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure
inévitable du retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance
ou de la guérison ; peut-être cette absence de génie, ce trou
noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de
mes écrits futurs, n’était-il aussi qu’une illusion sans
consistance, et cesserait-elle par l’intervention de mon père qui
avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je
serais le premier écrivain de l’époque. Mais d’autres fois, tandis
que mes parents s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne
pas les suivre, ma vie actuelle, au lieu de me sembler une création
artificielle de mon père et qu’il pouvait modifier à son gré,
m’apparaissait au contraire comme comprise dans une réalité qui
n’était pas faite pour moi, contre laquelle il n’y avait pas de
recours, au cœur de laquelle je n’avais pas d’allié, qui ne cachait
rien au delà d’elle-même. Il me semblait alors que j’existais de la
même façon que les autres hommes, que je vieillirais, que je
mourrais comme eux, et que parmi eux j’étais seulement du nombre de
ceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé,
je renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements
que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que
j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles
flatteuses qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un méchant dont
chacun vante les bonnes actions, les remords de sa conscience.
Un jour ma mère me dit : « Puisque tu parles toujours
de Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied l’a
très bien soignée il y a quatre ans, elle doit venir à Combray pour
assister au mariage de sa fille.
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