Et pourtant j’aimerais tant
m’instruire, savoir, être initiée. Comme cela doit être amusant de
bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers »,
avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-même que prend
une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans
crainte de se salir à une besogne malpropre, comme de faire la
cuisine en « mettant elle-même les mains à la pâte ».
« Vous allez vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche
de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n’avais jamais
entendu parler de lui ; vit-il encore ? Est-ce qu’on peut
voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce
que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a sous ce grand front qui
travaille tant, dans cette tête qu’on sent toujours en train de
réfléchir, me dire : voilà, c’est à cela qu’il est en train de
penser. Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos
travaux ! » Il s’était excusé sur sa peur des amitiés
nouvelles, ce qu’il avait appelé, par galanterie, sa peur d’être
malheureux. « Vous avez peur d’une affection ? comme
c’est drôle, moi qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pour
en trouver une, avait-elle dit d’une voix si naturelle, si
convaincue, qu’il en avait été remué. Vous avez dû souffrir par une
femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle. Elle n’a pas
su vous comprendre ; vous êtes un être si à part. C’est cela
que j’ai aimé d’abord en vous, j’ai bien senti que vous n’étiez pas
comme tout le monde. » – « Et puis d’ailleurs vous aussi,
lui avait-il dit, je sais bien ce que c’est que les femmes, vous
devez avoir des tas d’occupations, être peu libre. »
– « Moi, je n’ai jamais rien à faire ! Je suis
toujours libre, je le serai toujours pour vous. À n’importe quelle
heure du jour ou de la nuit où il pourrait vous être commode de me
voir, faites-moi chercher, et je serai trop heureuse d’accourir. Le
ferez-vous ? Savez-vous ce qui serait gentil, ce serait de
vous faire présenter à MmeVerdurin chez qui je vais tous
les soirs. Croyez-vous ! si on s’y retrouvait et si je pensais
que c’est un peu pour moi que vous y êtes ! »
Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en
pensant ainsi à elle quand il était seul, il faisait seulement
jouer son image entre beaucoup d’autres images de femmes dans des
rêveries romanesques ; mais si, grâce à une circonstance
quelconque (ou même peut-être sans que ce fût grâce à elle, la
circonstance qui se présente au moment où un état, latent
jusque-là, se déclare, pouvant n’avoir influé en rien sur lui)
l’image d’Odette de Crécy venait à absorber toutes ces rêveries, si
celles-ci n’étaient plus séparables de son souvenir, alors
l’imperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni
qu’il eût été, plus ou moins qu’un autre corps, selon le goût de
Swann, puisque devenu le corps de celle qu’il aimait, il serait
désormais le seul qui fût capable de lui causer des joies et des
tourments.
Mon grand-père avait précisément connu, ce qu’on n’aurait pu
dire d’aucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin.
Mais il avait perdu toute relation avec celui qu’il appelait le
« jeune Verdurin » et qu’il considérait, un peu en gros,
comme tombé – tout en gardant de nombreux millions – dans la bohème
et la racaille. Un jour il reçut une lettre de Swann lui demandant
s’il ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin :
« À la garde ! à la garde ! s’était écrié mon
grand-père, ça ne m’étonne pas du tout, c’est bien par là que
devait finir Swann. Joli milieu ! D’abord je ne peux pas faire
ce qu’il me demande parce que je ne connais plus ce monsieur. Et
puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas de ces
affaires-là. Ah bien ! nous allons avoir de l’agrément si
Swann s’affuble des petits Verdurin. »
Et sur la réponse négative de mon grand-père, c’est Odette qui
avait amené elle-même Swann chez les Verdurin.
Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses
débuts, le docteur et MmeCottard, le jeune pianiste et
sa tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels
s’étaient joints dans la soirée quelques autres fidèles.
Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel
ton il devait répondre à quelqu’un, si son interlocuteur voulait
rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses
expressions de physionomie l’offre d’un sourire conditionnel et
provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche
de naïveté, si le propos qu’on lui avait tenu se trouvait avoir été
facétieux. Mais comme pour faire face à l’hypothèse opposée il
n’osait pas laisser ce sourire s’affirmer nettement sur son visage,
on y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la
question qu’il n’osait pas poser : « Dites-vous cela pour
de bon ? » Il n’était pas plus assuré de la façon dont il
devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie,
que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux
voitures, aux événements un malicieux sourire qui ôtait d’avance à
son attitude toute impropriété, puisqu’il prouvait, si elle n’était
pas de mise, qu’il le savait bien et que s’il avait adopté
celle-là, c’était par plaisanterie.
Sur tous les points cependant où une franche question lui
semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de s’efforcer
de restreindre le champ de ses doutes et de compléter son
instruction.
C’est ainsi que, sur les conseils qu’une mère prévoyante lui
avait donnés quand il avait quitté sa province, il ne laissait
jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui étaient
inconnus sans tâcher de se faire documenter sur eux.
Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car,
leur supposant parfois un sens plus précis qu’elles n’ont, il eût
désiré savoir ce qu’on voulait dire exactement par celles qu’il
entendait le plus souvent employer : la beauté du diable, du
sang bleu, une vie de bâtons de chaise, le quart d’heure de
Rabelais, être le prince des élégances, donner carte blanche, être
réduit à quia, etc., et dans quels cas déterminés il pouvait à son
tour les faire figurer dans ses propos. À leur défaut il plaçait
des jeux de mots qu’il avait appris. Quant aux noms de personnes
nouveaux qu’on prononçait devant lui, il se contentait seulement de
les répéter sur un ton interrogatif qu’il pensait suffisant pour
lui valoir des explications qu’il n’aurait pas l’air de
demander.
Comme le sens critique qu’il croyait exercer sur tout lui
faisait complètement défaut, le raffinement de politesse qui
consiste à affirmer à quelqu’un qu’on oblige, sans souhaiter d’en
être cru, que c’est à lui qu’on a obligation, était peine perdue
avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que fût
l’aveuglement de MmeVerdurin à son égard, elle avait
fini, tout en continuant à le trouver très fin, par être agacée de
voir que quand elle l’invitait dans une avant-scène à entendre
Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce : « Vous
êtes trop aimable d’être venu, docteur, d’autant plus que je suis
sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt, et puis
nous sommes peut-être trop près de la scène », le docteur qui
était entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se
préciser ou pour disparaître que quelqu’un d’autorisé le renseignât
sur la valeur du spectacle, lui répondait : « En effet on
est beaucoup trop près et on commence à être fatigué de Sarah
Bernhardt. Mais vous m’avez exprimé le désir que je vienne. Pour
moi vos désirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre
ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous être agréable,
vous êtes si bonne ! » Et il ajoutait : « Sarah
Bernhardt, c’est bien la Voix d’Or, n’est-ce pas ? On écrit
souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est une expression
bizarre, n’est-ce pas ? » dans l’espoir de commentaires
qui ne venaient point.
« Tu sais, avait dit MmeVerdurin à son mari, je
crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous
déprécions ce que nous offrons au docteur. C’est un savant qui vit
en dehors de l’existence pratique, il ne connaît pas par lui-même
la valeur des choses et il s’en rapporte à ce que nous lui en
disons. » – « Je n’avais pas osé te le dire, mais je
l’avais remarqué », répondit M. Verdurin. Et au jour de l’an
suivant, au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois
mille francs en lui disant que c’était bien peu de chose, M.
Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre reconstituée en
laissant entendre qu’on pouvait difficilement en voir d’aussi
belle.
Quand MmeVerdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la
soirée, M. Swann : « Swann ? » s’était écrié le
docteur d’un accent rendu brutal par la surprise, car la moindre
nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme
qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu’on ne
lui répondait pas : « Swann ? Qui ça,
Swann ! » hurla-t-il au comble d’une anxiété qui se
détendit soudain quand MmeVerdurin eut dit :
« Mais l’ami dont Odette nous avait parlé. » –
« Ah ! bon, bon, ça va bien », répondit le docteur
apaisé.
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