Quant au peintre il se réjouissait de l’introduction de
Swann chez MmeVerdurin, parce qu’il le supposait
amoureux d’Odette et qu’il aimait à favoriser les liaisons.
« Rien ne m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il,
dans l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussi beaucoup,
même entre femmes ! »
En disant aux Verdurin que Swann était très « smart »,
Odette leur avait fait craindre un « ennuyeux ». Il leur
fit au contraire une excellente impression dont à leur insu sa
fréquentation dans la société élégante était une des causes
indirectes. Il avait en effet sur les hommes même intelligents qui
ne sont jamais allés dans le monde une des supériorités de ceux qui
y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer par le désir
ou par l’horreur qu’il inspire à l’imagination, de le considérer
comme sans aucune importance. Leur amabilité, séparée de tout
snobisme et de la peur de paraître trop aimable, devenue
indépendante, a cette aisance, cette grâce des mouvements de ceux
dont les membres assouplis exécutent exactement ce qu’ils veulent,
sans participation indiscrète et maladroite du reste du corps. La
simple gymnastique élémentaire de l’homme du monde tendant la main
avec bonne grâce au jeune homme inconnu qu’on lui présente et
s’inclinant avec réserve devant l’ambassadeur à qui on le présente,
avait fini par passer sans qu’il en fût conscient dans toute
l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d’un milieu
inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leurs amis, fit
instinctivement montre d’un empressement, se livra à des avances,
dont, selon eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il n’eut un moment de
froideur qu’avec le docteur Cottard : en le voyant lui cligner
de l’œil et lui sourire d’un air ambigu avant qu’ils se fussent
encore parlé (mimique que Cottard appelait « laisser
venir »), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute
pour s’être trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que
lui-même y allât pourtant fort peu, n’ayant jamais vécu dans le
monde de la noce. Trouvant l’allusion de mauvais goût, surtout en
présence d’Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui,
il affecta un air glacial. Mais quand il apprit qu’une dame qui se
trouvait près de lui était MmeCottard, il pensa qu’un
mari aussi jeune n’aurait pas cherché à faire allusion devant sa
femme à des divertissements de ce genre ; et il cessa de
donner à l’air entendu du docteur la signification qu’il redoutait.
Le peintre invita tout de suite Swann à venir avec Odette à son
atelier, Swann le trouva gentil. « Peut-être qu’on vous
favorisera plus que moi, dit MmeVerdurin, sur un ton qui
feignait d’être piqué, et qu’on vous montrera le portrait de
Cottard (elle l’avait commandé au peintre). Pensez bien,
« monsieur » Biche, rappela-t-elle au peintre, à qui
c’était une plaisanterie consacrée de dire monsieur, à rendre le
joli regard, le petit côté fin, amusant, de l’œil. Vous savez que
ce que je veux surtout avoir, c’est son sourire, ce que je vous ai
demandé c’est le portrait de son sourire. » Et comme cette
expression lui sembla remarquable elle la répéta très haut pour
être sûre que plusieurs invités l’eussent entendue, et même, sous
un prétexte vague, en fit d’abord rapprocher quelques-uns. Swann
demanda à faire la connaissance de tout le monde, même d’un vieil
ami des Verdurin, Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son
bon cœur avaient fait perdre partout la considération que lui
avaient value sa science d’archiviste, sa grosse fortune, et la
famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la bouche, en
parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on sentait
qu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité de
l’âme, comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait
jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne pouvait prononcer
figuraient comme autant de duretés dont il était incapable. En
demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à
MmeVerdurin l’effet de renverser les rôles (au point
qu’en réponse, elle dit en insistant sur la différence :
« Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bonté de me permettre
de vous présenter notre ami Saniette »), mais excita chez
Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les Verdurin ne
révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu, et ils
ne tenaient pas à lui faire des amis, mais en revanche Swann les
toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite à faire
la connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme
toujours, parce qu’elle croyait qu’en noir on est toujours bien et
que c’est ce qu’il y a de plus distingué, elle avait le visage
excessivement rouge comme chaque fois qu’elle venait de manger.
Elle s’inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec
majesté. Comme elle n’avait aucune instruction et avait peur de
faire des fautes de français, elle prononçait exprès d’une manière
confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il serait estompé d’un
tel vague qu’on ne pourrait le distinguer avec certitude, de sorte
que sa conversation n’était qu’un graillonnement indistinct duquel
émergeaient de temps à autre les rares vocables dont elle se
sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer légèrement d’elle en
parlant à M. Verdurin, lequel au contraire fut piqué.
« C’est une si excellente femme, répondit-il. Je vous
accorde qu’elle n’est pas étourdissante ; mais je vous assure
qu’elle est agréable quand on cause seul avec elle. » –
« Je n’en doute pas, s’empressa de concéder Swann. Je voulais
dire qu’elle ne me semblait pas « éminente », ajouta-t-il
en détachant cet adjectif, et en somme c’est plutôt un
compliment ! » – « Tenez, dit M. Verdurin, je vais
vous étonner, elle écrit d’une manière charmante. Vous n’avez
jamais entendu son neveu ? c’est admirable, n’est-ce pas,
docteur ? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque
chose, Monsieur Swann ? »
– Mais ce sera un bonheur… , commençait à répondre Swann,
quand le docteur l’interrompit d’un air moqueur. En effet, ayant
retenu que dans la conversation l’emphase, l’emploi de formes
solennelles, était suranné, dès qu’il entendait un mot grave dit
sérieusement comme venait de l’être le mot « bonheur »,
il croyait que celui qui l’avait prononcé venait de se montrer
prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par
hasard dans ce qu’il appelait un vieux cliché, si courant que ce
mot fût d’ailleurs, le docteur supposait que la phrase commencée
était ridicule et la terminait ironiquement par le lieu commun
qu’il semblait accuser son interlocuteur d’avoir voulu placer,
alors que celui-ci n’y avait jamais pensé.
– Un bonheur pour la France ! s’écria-t-il
malicieusement en levant les bras avec emphase.
M. Verdurin ne put s’empêcher de rire.
– Qu’est-ce qu’ils ont à rire toutes ces bonnes gens-là, on
a l’air de ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin
là-bas, s’écria MmeVerdurin. Si vous croyez que je
m’amuse, moi, à rester toute seule en pénitence, ajouta-t-elle sur
un ton dépité, en faisant l’enfant.
MmeVerdurin était assise sur un haut siège suédois en
sapin ciré, qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et qu’elle
conservait, quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau et jurât avec
les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais elle tenait à garder
en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l’habitude de lui
faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir
de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de
persuader qu’on s’en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins
se détruisent ; mais elle n’y réussissait pas et c’était chez
elle une collection de chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de
paravents, de baromètres, de potiches, dans une accumulation de
redites et un disparate d’étrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la
conversation des fidèles et s’égayait de leurs
« fumisteries », mais depuis l’accident qui était arrivé
à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer
effectivement et se livrait à la place à une mimique
conventionnelle qui signifiait, sans fatigue ni risques pour elle,
qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué
contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des
ennuyeux – et pour le plus grand désespoir de M.
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