L’enveloppe
corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de
quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était
devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression de
quitter une personne pour aller vers une autre qui en est
distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus
tard avec exactitude, je passe à ce premier Swann – à ce premier
Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma
jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble moins à l’autre qu’aux
personnes que j’ai connues à la même époque, comme s’il en était de
notre vie ainsi que d’un musée où tous les portraits d’un même
temps ont un air de famille, une même tonalité – à ce premier Swann
rempli de loisir, parfumé par l’odeur du grand marronnier, des
paniers de framboises et d’un brin d’estragon.
Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander un
service à une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec
laquelle, à cause de notre conception des castes, elle n’avait pas
voulu rester en relations, malgré une sympathie réciproque), la
marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon,
celle-ci lui avait dit : « Je crois que vous connaissez
beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des
Laumes ». Ma grand’mère était revenue de sa visite
enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où
Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi
par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour
et chez qui elle était entrée demander qu’on fît un point à sa jupe
qu’elle avait déchirée dans l’escalier. Ma grand’mère avait trouvé
ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et
que le giletier était l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle
eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose
d’absolument indépendant du rang social. Elle s’extasiait sur une
réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman :
« Sévigné n’aurait pas mieux dit ! » et, en
revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle
avait rencontré chez elle : « Ah ! ma fille, comme
il est commun ! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas de
relever celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y abaisser
Mme de Villeparisis. Il semblait que la considération
que, sur la foi de ma grand’mère, nous accordions à Mme
de Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l’en
rendît moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant
l’existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le
fréquenter. « Comment ! elle connaît Swann ? Pour
une personne que tu prétendais parente du maréchal de
Mac-Mahon ! » Cette opinion de mes parents sur les
relations de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage
avec une femme de la pire société, presque une cocotte que,
d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir
seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d’après laquelle
ils crurent pouvoir juger – supposant que c’était là qu’il l’avait
prise – le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait
habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans son journal que M. Swann
était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez
le duc de X… , dont le père et l’oncle avaient été les hommes
d’État les plus en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon
grand-père était curieux de tous les petits faits qui pouvaient
l’aider à entrer par la pensée dans la vie privée d’hommes comme
Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut
enchanté d’apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient
connus. Ma grand’tante au contraire interpréta cette nouvelle dans
un sens défavorable à Swann : quelqu’un qui choisissait ses
fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de
sa « classe » sociale, subissait à ses yeux un fâcheux
déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit de
toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu’avaient
honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les
familles prévoyantes (ma grand’tante avait même cessé de voir le
fils d’un notaire de nos amis parce qu’il avait épousé une altesse
et était par là descendu pour elle du rang respecté de fils de
notaire à celui d’un de ces aventuriers, anciens valets de chambre
ou garçons d’écurie, pour qui on raconte que les reines eurent
parfois des bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père
d’interroger Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur
ces amis que nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs de
ma grand’mère, vieilles filles qui avaient sa noble nature, mais
non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur
beau-frère pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles.
C’étaient des personnes d’aspirations élevées et qui à cause de
cela même étaient incapables de s’intéresser à ce qu’on appelle un
potin, eût-il même un intérêt historique, et d’une façon générale à
tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet esthétique
ou vertueux. Le désintéressement de leur pensée était tel, à
l’égard de tout ce qui, de près ou de loin semblait se rattacher à
la vie mondaine, que leur sens auditif, – ayant fini par comprendre
son inutilité momentanée dès qu’à dîner la conversation prenait un
ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces deux vieilles
demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient chers,
– mettait alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait
subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon grand-père
avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il fallait qu’il
eût recours à ces avertissements physiques dont usent les médecins
aliénistes à l’égard de certains maniaques de la distraction :
coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame d’un
couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et
du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent souvent
dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par
habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu
fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann
devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse
de vin d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à
côté du nom d’un tableau qui était à une Exposition de Corot, il y
avait ces mots : « de la collection de M. Charles
Swann », nous dit : « Vous avez vu que Swann a
« les honneurs » du Figaro ? » –
« Mais je vous ai toujours dit qu’il avait beaucoup de
goût », dit ma grand’mère. – « Naturellement toi, du
moment qu’il s’agit d’être d’un autre avis que nous »,
répondit ma grand’tante qui, sachant que ma grand’mère n’était
jamais du même avis qu’elle, et n’étant pas bien sûre que ce fût à
elle-même que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher
une condamnation en bloc des opinions de ma grand’mère contre
lesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec les
siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma grand’mère
ayant manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du
Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois
qu’elle voyait aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle
n’avait pas, elle se persuadait que c’était non un avantage mais un
mal et elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier. « Je
crois que vous ne lui feriez pas plaisir ; moi je sais bien
que cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé tout
vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout
qu’on m’en parlât. » Elle ne s’entêta pas d’ailleurs à
persuader les sœurs de ma grand’mère ; car celles-ci par
horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de dissimuler sous
des périphrases ingénieuses une allusion personnelle, qu’elle
passait souvent inaperçue de celui même à qui elle s’adressait.
Quant à ma mère, elle ne pensait qu’à tâcher d’obtenir de mon père
qu’il consentît à parler à Swann non de sa femme, mais de sa fille
qu’il adorait et à cause de laquelle, disait-on, il avait fini par
faire ce mariage. « Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui
demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. »
Mais mon père se fâchait : « Mais non ! tu as des
idées absurdes. Ce serait ridicule. »
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint
l’objet d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les
soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne
montait pas dans ma chambre. Je dînais avant tout le monde et je
venais ensuite m’asseoir à table, jusqu’à huit heures où il était
convenu que je devais monter ; ce baiser précieux et fragile
que maman me confiait d’habitude dans mon lit au moment de
m’endormir, il me fallait le transporter de la salle à manger dans
ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me
déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît
et s’évaporât sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où
j’aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il
fallait que je le prisse, que je dérobasse brusquement,
publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d’esprit
nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des
maniaques qui s’efforcent de ne pas penser à autre chose pendant
qu’ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l’incertitude
maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du
moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au jardin quand
retentirent les deux coups hésitants de la clochette.
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