On savait que
c’était Swann ; néanmoins tout le monde se regarda d’un air
interrogateur et on envoya ma grand’mère en reconnaissance.
« Pensez à le remercier intelligiblement de son vin, vous
savez qu’il est délicieux et la caisse est énorme »,
recommanda mon grand-père à ses deux belles-sœurs. « Ne
commencez pas à chuchoter, dit ma grand’tante. Comme c’est
confortable d’arriver dans une maison où tout le monde parle
bas. » – « Ah ! voilà M. Swann. Nous allons lui
demander s’il croit qu’il fera beau demain », dit mon père. Ma
mère pensait qu’un mot d’elle effacerait toute la peine que dans
notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. Elle
trouva le moyen de l’emmener un peu à l’écart. Mais je la
suivis ; je ne pouvais me décider à la quitter d’un pas en
pensant que tout à l’heure il faudrait que je la laisse dans la
salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme
les autres soirs la consolation qu’elle vînt m’embrasser.
« Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de
votre fille ; je suis sûre qu’elle a déjà le goût des belles
œuvres comme son papa. » – « Mais venez donc vous asseoir
avec nous tous sous la véranda », dit mon grand-père en
s’approchant. Ma mère fut obligée de s’interrompre, mais elle tira
de cette contrainte même une pensée délicate de plus, comme les
bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs plus
grandes beautés : « Nous reparlerons d’elle quand nous
serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a qu’une
maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la sienne
serait de mon avis. » Nous nous assîmes tous autour de la
table de fer. J’aurais voulu ne pas penser aux heures d’angoisse
que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir
m’endormir ; je tâchais de me persuader qu’elles n’avaient
aucune importance, puisque je les aurais oubliées demain matin, de
m’attacher à des idées d’avenir qui auraient dû me conduire comme
sur un pont au delà de l’abîme prochain qui m’effrayait. Mais mon
esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le regard
que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune
impression étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à
condition de laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de
drôlerie qui m’eût touché ou distrait. Comme un malade grâce à un
anesthésique assiste avec une pleine lucidité à l’opération qu’on
pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me réciter des
vers que j’aimais ou observer les efforts que mon grand-père
faisait pour parler à Swann du duc d’Audiffret-Pasquier, sans que
les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune
gaîté. Ces efforts furent infructueux. À peine mon grand-père
eut-il posé à Swann une question relative à cet orateur qu’une des
sœurs de ma grand’mère aux oreilles de qui cette question résonna
comme un silence profond mais intempestif et qu’il était poli de
rompre, interpella l’autre : « Imagine-toi, Céline, que
j’ai fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise qui m’a
donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails
tout ce qu’il y a de plus intéressants. Il faudra qu’elle vienne
dîner ici un soir. » – « Je crois bien ! répondit sa
sœur Flora, mais je n’ai pas perdu mon temps non plus. J’ai
rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaît beaucoup
Maubant, et à qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail
comment il s’y prend pour composer un rôle. C’est tout ce qu’il y a
de plus intéressant. C’est un voisin de M. Vinteuil, je n’en savais
rien ; et il est très aimable. » – « Il n’y a pas
que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables », s’écria ma
tante Céline d’une voix que la timidité rendait forte et la
préméditation, factice, tout en jetant sur Swann ce qu’elle
appelait un regard significatif. En même temps ma tante Flora qui
avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour
le vin d’Asti, regardait également Swann avec un air mêlé de
congratulation et d’ironie, soit simplement pour souligner le trait
d’esprit de sa sœur, soit qu’elle enviât Swann de l’avoir inspiré,
soit qu’elle ne pût s’empêcher de se moquer de lui parce qu’elle le
croyait sur la sellette. « Je crois qu’on pourra réussir à
avoir ce monsieur à dîner, continua Flora ; quand on le met
sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans
s’arrêter. » – « Ce doit être délicieux », soupira
mon grand-père dans l’esprit de qui la nature avait malheureusement
aussi complètement omis d’inclure la possibilité de s’intéresser
passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition des
rôles de Maubant, qu’elle avait oublié de fournir celui des sœurs
de ma grand’mère du petit grain de sel qu’il faut ajouter soi-même,
pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé
ou du comte de Paris. « Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce
que je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en a l’air avec
ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses n’ont
pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon
quelque chose qui vous aurait amusé. C’est dans le volume sur son
ambassade d’Espagne ; ce n’est pas un des meilleurs, ce n’est
guère qu’un journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une
première différence avec les assommants journaux que nous nous
croyons obligés de lire matin et soir. » – « Je ne suis
pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me
semble fort agréable… », interrompit ma tante Flora, pour
montrer qu’elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le
Figaro. « Quand ils parlent de choses ou de gens qui
nous intéressent ! » enchérit ma tante Céline.
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