Écrits de guerre
Antoine de Saint-Exupéry
Écrits
de guerre
1939-1944
Préface
de Raymond Aron
Nouvelle édition remaniée
Gallimard
PRÉFACE
Des amis de Saint-Exupéry m'ont demandé d'écrire quelques pages de réflexion sur ce recueil de lettres, de notes, d'articles que j'ai lu moi-même du début à la fin avec une attention constante, avec une émotion sans cesse renouvelée. Je n'ai pas connu Saint-Ex, je l'aperçus une fois à Pontigny qu'il traversa sans s'y arrêter. Je n'ai donc aucun titre personnel à interpréter ou moins encore à juger son attitude, aux États-Unis, puis en Algérie, entre l'armistice et sa disparition le 31 juillet 1944.
Si je me rendis finalement à une amicale insistance, c'est que moi-même, non gaulliste à Londres, je vécus en même temps que lui les mêmes doutes.
Nombre de lecteurs, parmi les jeunes, éprouveront peut-être quelque peine à comprendre pourquoi Saint-Ex voulut combattre pour la France jusqu'à sa mort, pilotant un appareil interdit aux plus de trente ans, lui qui en avait plus de quarante, tout en rejetant toute affiliation au général de Gaulle et au gaullisme. Ces textes donnent une réponse, à mes yeux parfaitement claire, mais qui ressortira peut-être mieux du rapprochement de quelques citations.
Au début de l'année 1944, dans un coup de colère (une mission en Angleterre lui est refusée par le général de Gaulle ou le général d'aviation dont il dépend), il écrit ces lignes : « D'ailleurs, mon crime est toujours le même : j'ai prouvé aux États-Unis qu'on pourrait être bon Français, antiallemand, antinazi et ne pas plébisciter cependant le futur gouvernement de la France par le parti gaulliste. Et, en effet, ce problème-là n'est pas rien. C'est à la France de décider. De l'étranger, on peut servir la France, non la gérer. Le gaullisme devrait être une arme au combat, au service de la France. Mais on les injuriait en leur disant ça. Depuis trois ans, je ne les ai jamais entendus parler que sur le gouvernement de la France. Mais moi, je ne trahirai jamais “sa substance”. La France n'est pas Vichy et la France n'est pas Alger et la France est dans les caves. Qu'elle s'offre les hommes d'Alger pour chefs si ça lui plaît. “Mais ils n'ont aucun droit.”Je suis d'ailleurs absolument certain qu'elle les plébiscitera. Par haine d'un Vichy malpropre et par ignorance de leur essence. Ça c'est la misère d'un temps où manque toute lumière. On n'évitera pas la terreur. Et cette terreur fusillera au nom d'un coran informulé. Le pire de tous. »
Saint-Ex avait amené en Afrique du Nord plusieurs pilotes qui, comme lui, en juin 1940, voulaient poursuivre le combat. Il n'a jamais tenu la défaite pour définitive, il n'a jamais été séduit ou tenté par le maréchal Pétain, la Révolution nationale ou le vichysme. Mais, d'un autre côté, les diverses organisations qui, aux États-Unis, se réclamaient du gaullisme et se querellaient, lui inspirèrent immédiatement une antipathie qui, bien loin de s'atténuer avec le temps, se durcit peu à peu. Dialectique banale, aggravée par les conditions de l'exil : Saint-Ex, en 1940, s'était convaincu, sur place, que la France ne pouvait pas continuer le combat en Afrique du Nord. Les organisations gaullistes se réclamaient du 18 juin ; donc Vichy, responsable de l'armistice, assumait la faute, le péché originel. La propagande gaulliste, je l'observai en Grande-Bretagne, s'en prenait au gouvernement de Vichy avec tant de violence qu'elle ressemblait parfois à une propagande antifrançaise.
Saint-Ex, aux États-Unis, se tint en marge de tous les groupes de Français – de l'ambassadeur de Vichy, mais aussi des associations auxquelles participaient Henri de Kérillis, Geneviève Tabouis, Henri Torrès. Or il bénéficiait à cette époque, surtout après le Flight to Arras, d'un prestige incomparable. Aviateur, combattant, grand écrivain, moraliste, sans autre intérêt que la vérité et la grandeur, technicien et exclusivement soucieux des qualités et des âmes, il figurait, pour un immense public américain, le héros le plus noble, un Français hors du commun.
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