À lui seul, il balançait la honte de 1940, il garantissait la résurrection de la France. S'il s'était rallié au Général, quel triomphe pour les gaullistes ! Ceux-ci nourrissaient l'opposition à la diplomatie de Roosevelt, et appelaient de leurs vœux et par des imprécations la rupture des rapports maintenus entre Washington et Vichy. Les gaullistes lui en voulaient d'autant plus que son apport à la cause eût été plus grand. Ils l'accusèrent de sympathie pour Vichy : puisqu'il n'était pas gaulliste, il devait être vichyste. Dans l'univers manichéen, il n'y avait pas de place pour lui. Et Saint-Ex les rejetait, à cause même de leur manichéisme primitif, de leur intransigeance, de leurs ambitions. Saint-Ex voyait en eux les futurs Fouquier-Tinville.

Tant qu'il vécut aux États-Unis, loin de la guerre, il se présenta en avocat de la France. Lui, il aspirait à reprendre le combat, mais il ne choisissait pas, en politique, entre les divers groupes qui prétendaient parler au nom de la France bâillonnée. Pourquoi n'attaquait-il pas Vichy ? Parce qu'il imaginait le gouvernement de Vichy soumis à chaque instant à un chantage inhumain : ou bien il céderait aux exigences de l'occupant, ou bien celui-ci serrerait les vis, refuserait la graisse nécessaire aux essieux des wagons qui transporteraient le lait pour les enfants. Peut-on sauver « l'honneur » au prix de la mort de milliers d'enfants ? N'oublions pas qu'au-dehors certains Français n'hésitaient pas à critiquer les accords Weygand-Murphy qui facilitaient le ravitaillement de l'Afrique du Nord, voire de la France elle-même.

Quand, en novembre 1942, les troupes anglo-américaines débarquèrent en Algérie et au Maroc, Saint-Ex écrivit une lettre ouverte aux Français, publiée dans le New York Times du 29 novembre. Quelques passages de cette lettre éclairent sa pensée : « Nous n'avons jamais été divisés que sur la valeur à attribuer au chantage nazi. Les uns pensaient : “S'il plaît aux Allemands d'anéantir le peuple français, ils anéantiront celui-ci, quoi qu'il fasse. Le chantage est à dédaigner. Rien n'impose à Vichy telle décision ni telle parole.” Les autres pensaient : “Non seulement il s'agit bien là d'un chantage, mais il s'agit même d'un chantage dont la cruauté est unique dans l'histoire du monde. La France, qui refuse les concessions essentielles, ne dispose que de ruses verbales pour faire différer de jour en jour son anéantissement.” Croyez-vous, Français, que ces opinions diverses sur les intentions véritables d'un gouvernement périmé méritent de nous faire haïr encore... Vichy a emporté dans sa tombe ses inextricables problèmes, son personnel contradictoire, ses sincérités et ses ruses, ses lâchetés et ses courages... L'occupation totale allemande a répondu à tous nos litiges et apaisé nos drames de conscience. »

Il apprit bientôt que les drames de conscience ne seraient pas apaisés. Dans une phrase, il proposait d'adresser à Cordell Hull le télégramme suivant : « Nous sollicitons l'honneur de servir sous quelque forme que ce soit. Nous souhaitons la mobilisation militaire de tous les Français des États-Unis. Nous acceptons d'avance toute structure qui sera jugée la plus souhaitable Mais, haïssant tout esprit de division entre Français, nous la souhaitons simplement extérieure à la politique. »

L'appel à l'union redoubla les passions des Français des États-Unis. La réponse vint de Jacques Maritain. L'armistice d'abord : « Il y a des hommes qui ont nié ce devoir et brisé cette union : ceux qui ont abandonné le combat le 17 juin 1940, dénoncé notre alliance avec l'Angleterre et jeté le peuple français dans le piège de l'armistice. Saint-Exupéry n'aurait pas dû oublier cela. » Saint-Ex n'acceptait pas cette condamnation sans appel d'une décision qu'il jugeait inévitable. Et Jacques Maritain répliquait : « En vérité, pour discuter l'armistice on peut aligner sans fin les si, avec les pour et les contre d'une information technique, ordinairement décevante : ce n'est pas avec des si qu'on résout ces questions-là, c'est avec un non, quand il s'agit pour un homme de l'honneur de sa patrie. Et de la foi dans son peuple. »

Un peu plus loin, Maritain écrit : « Saint-Ex n'a voulu plaider que pour la France. Il a raison d'insister sur l'horreur infernale du chantage allemand. Il a raison de demander si, pour repousser de nouveaux actes affreux imposés par le vainqueur, il fallait offrir plus d'enfants encore à la famine et à la mort. Il a tort d'oublier que la série d'abandons et de déshonneurs qui se sont succédé depuis deux ans – et la prétention d'en faire subir le poids à “l'honneur” du pays et à une France soi-disant maîtresse de ses décisions – ont résulté d'un premier abandon tragique dont l'expression décisive a été l'armistice de 1940.