Malheur à moi, nous sommes pourtant.

L'espace cosmique dans lequel nous nous dissolvons est-il imprégné de nous ? Est-il vrai que les anges ne reprennent que leurs propres essences enfuies, ou bien parfois un peu de nous-même ne se trouve-t-il pas mêlé comme par mégarde à leurs traits comme le vague du visage des femmes enceintes. Ils ne s'en aperçoivent pas dans le tourbillon de leur retour sur eux-mêmes. (Comment s'en apercevraient-ils ?)

Les amants, s'ils savaient, quelles choses étranges pourraient-ils dire dans l'air nocturne ! Il semble que tout conspire à nous dissimuler. Vois, les arbres sont, les maisons que nous habitons restent. Nous seuls glissons devant toute chose comme un courant aérien. Et tout s'accorde pour nous couvrir de silence soit par honte, soit comme un indicible espoir.

Amants, vous qui vous accomplissez l'un dans l'autre, c'est à vous que je demande ce que nous sommes. Vous vous saisissez. Avez-vous des preuves ? Voyez, il arrive que mes mains se joignent ou qu'elles recueillent mon regard usé pour l'abriter. Cela me donne un peu conscience de moi-même. Mais qui oserait trouver en si peu la force d'être ? Or, vous qui grandissez dans l'extase de l'autre jusqu'à ce que vaincu il implore : assez ; vous qui, sous vos mains, devenez plus riches, comme les grappes sous le soleil, vous qui vous abandonnez souvent parce que l'autre vous domine entièrement, c'est à vous que je demande ce que nous sommes. Je le sais, il n'y a tant de bonheur dans vos transports que parce que la caresse vous préserve, parce que la source que cache votre tendresse ne disparaît pas : en elle vous pressentez la pure durée. Car vous vous promettez l'éternité presque dès l'étreinte. Mais après avoir surmonté la frayeur des premiers regards et l'attente près de la fenêtre, les premiers pas faits ensemble, cette unique traversée du jardin : amants, est-ce encore vous ? Quand vous vous portez à la bouche l'un de l'autre et que vous vous buvez oh ! qu'étrangement le buveur s'évade de son acte.

La prudence du geste humain sur les stèles attiques ne vous a-t-elle jamais étonnés ? L'amour et l'adieu n'étaient-ils pas si légèrement posés sur ces épaules qu'ils semblaient faits d'une autre étoffe que chez nous ? Songez aux mains qui reposent sans poids alors que les torses se gonflent de puissance. Ces hommes si maîtres d'eux-mêmes savaient : nous sommes cela et rien d'autre, il nous appartient de nous toucher ainsi ; les dieux nous pressent plus fort, mais c'est là leur affaire.

Ah, puissions-nous trouver, nous aussi, un sentier à nous, humain et pur et qui nous porte ; entre le fleuve et le roc, une bande de terre féconde qui serait nôtre. Car notre cœur nous dépasse toujours, comme celui de ces anciens. Mais il ne nous est plus donné comme à eux de le suivre de notre regard dans des images qui l'apaisent ni dans des corps divins où, grandissant, il se modère.

La troisième élégie

LA TROISIÈME ÉLÉGIE

UNE chose est de chanter la bien-aimée, une autre, hélas, de nommer ce dieu secret et coupable du fleuve de sang. Celui qu'elle reconnaît de loin, son adolescent, que sait-il lui-même du maître de volupté ? Souvent, de son séjour solitaire, il sort avant que la jeune fille ait pu répandre sa douceur, souvent même ignorant jusqu'à son existence, il dresse sa tête divine, ruisselante de je ne sais quel inconnaissable et il appelle la nuit à la révolte infinie.

Ah ! le sang de Neptune ! Ah ! son trident effroyable ! L'obscur ouragan de son sein, jaillissant d'une conque sinueuse. Écoute la nuit qui nous ouvre ses grottes ! Et vous, étoiles, n'est-ce pas de vous qu'est né ce désir de l'amant pour le regard de la bien-aimée ? Ne tient-il pas de l'astre très pur l'intime vision de son pur visage ?

Ce n'est pas toi, hélas, ni sa mère qui avez ainsi tendu vers l'attente l'arc de ses sourcils. Jeune fille qui l'éprouves, ce n'est point par toi que sa lèvre s'est incurvée pour une expression plus féconde. Crois-tu vraiment que ton pas léger ait pu l'ébranler de la sorte, toi qui te meus comme la brise de l'aube ? Certes, tu as bouleversé son cœur, mais ce choc ouvrit la voie à des angoisses plus anciennes.

Appelle-le… tu ne l'arracheras pas entièrement à l'obscur commerce. Oh, comme il voudrait s'échapper. Allégé, il s'habitue à une place dans le plus intérieur de ton cœur, il s'y nourrit et commence d'être.

Mais a-t-il jamais commencé d'être ?

Mère, c'est toi qui le façonnas, petit, c'est toi qui le commenças. Pour toi, il fut nouveau. Tu découvris aux yeux neufs le monde aimable en interdisant l'entrée à l'étrange. Hélas, elles sont loin les années où de ta silhouette élancée tu lui masquais simplement les vagues du chaos. Que ne lui as-tu épargné de la sorte ! La chambre si hostile ; la nuit, tu la rendais inoffensive. Ton cœur, si riche en refuges, mêlait ton espace plus humain à son espace nocturne. Tu plaçais la veilleuse non dans l'obscurité, mais dans ton existence la plus proche et elle brillait comme par amitié. Nul craquement que tu n'aies expliqué d'un sourire comme si tu savais depuis toujours quand le plancher parlerait.

Et lui, en t'écoutant, s'apaisait. Quelle tendre puissance n'avais-tu pas en te levant simplement. Son destin, pris dans son manteau, se retirait derrière l'armoire et son avenir inquiet, se déplaçant légèrement, se coulait dans les plis du rideau.

Et lui-même, allégé, il reposait ; sous ses paupières somnolentes, il déliait la douceur de ce monde qu'avec tant d'aisance tu lui avais créé, et il la goûtait dans son premier sommeil. Ainsi il semblait protégé… Mais à l'intérieur de lui-même qui eût pu le préserver des vagues de sa propre origine ? Hélas là, le dormeur était sans prudence et, dans son sommeil, dans ses rêves, dans ses fièvres, confiant, il s'abandonnait.

Lui, neuf, timide, comme il était pris dans les lianes toujours plus envahissantes de ses mouvements intérieurs qui déjà s'entrelaçaient en des figures, en des formes animales se pourchassant dans une poussée étouffante.