Comme il s'y donnait, aimait. Il aimait l'intérieur de lui-même, cet intérieur sauvage, cette forêt vierge en lui. Et, au-dessus de cette chute muette en lui-même, son cœur se dressait, vert, lumineux. Ainsi il aimait en abandonnant son cœur pour descendre le long de ses propres racines jusqu'à l'origine puissante où sa petite naissance était déjà dépassée. C'est en aimant qu'il descendait dans ce sang plus ancien, dans les gouffres où gisait l'effroi, nourri encore par les aïeux. Et toute chose dans le monde de l'effroi le reconnaissait, lui faisait des signes complices. Oui, l'horrible lui souriait… Rarement, ô mère, ton sourire fut aussi tendre. Comment aurait-il pu ne pas l'aimer, puisqu'il lui souriait ? Il l'a aimé avant toi car lorsque tu le portais, l'horrible était déjà mêlé à l'eau qui rend le faix plus léger.

Vois, notre amour ne naît pas comme celui des fleurs d'une seule saison. Quand nous aimons, une sève immémoriale monte en nos bras. Songe, ô jeune fille, à ceci : nous avons aimé en nous-même non l'unique, non le futur, mais l'innombrable qui bouillonne. Nous n'aimons pas une seule enfant, mais les pères qui reposent au fond de nous comme les débris d'une chaîne de montagnes, mais le lit asséché du fleuve de nos mères d'autrefois, mais tout le paysage silencieux que couvre une fatalité nuageuse ou pure – tout cela, ô jeune fille, t'a précédée.

Et toi-même que sais-tu ? Tu as fait naître dans l'amant des temps antérieurs. Quels sentiments venant d'êtres d'autrefois se sont frayé un chemin jusqu'au présent ? Là-bas, quelles femmes t'ont haïe ? Quels hommes ténébreux as-tu éveillés dans les veines de l'adolescent ?

Des enfants morts voulaient venir à toi…

Ô doucement, doucement, accomplis devant lui avec un amour confiant un ouvrage quotidien, conduis-le jusqu'au jardin, donne-lui les nuits, leur poids très lourd…

Préserve-le…

La quatrième élégie

LA QUATRIÈME ÉLÉGIE

Ô arbres de la vie, à quand l'hiver ? Nous ne sommes point accordés, point avertis comme les oiseaux migrateurs. Dépassés, nous nous accrochons trop tard, tout à coup, aux vents pour retomber sur un lac indifférent. Simultanément, nous avons conscience de fleurir et de nous flétrir. Et quelque part marchent encore des lions qui, dans leur magnificence, ignorent toute faiblesse.

Mais nous, aussitôt que nous voulons penser entièrement l'Un, l'Autre s'impose déjà à notre sentiment. L'inimitié, c'est ce qui nous est le plus proche. Des amants, qui s'étaient promis de larges lointains, la chasse et le foyer ne découvrent-ils pas sans cesse, l'un dans l'autre, les bords de leurs abîmes intérieurs ? Pour nous permettre d'apercevoir le dessin d'un instant, on prépare péniblement un fond tout d'opposition. Car l'on s'exprime très clairement avec nous. Mais nous ignorons le contour de notre sentiment et ne connaissons que ce qui de l'extérieur le modèle.

Qui n'était assis plein d'anxiété devant le rideau de son cœur ? Il s'ouvrit : la scène représentait les adieux. C'est facile à comprendre. Le jardin familier. Il frémissait légèrement. Ensuite seulement vint le danseur. Pas lui. Assez. Et malgré sa désinvolture, il n'est que déguisé et deviendra bourgeois et entrera chez lui par la cuisine. Je ne veux pas de ces masques à moitié vides, plutôt la poupée. Elle est pleine. Je veux supporter le pantin, le fil et ce visage qui tient tout entier dans son apparence. Je reste ici, même si les lumières s'éteignent et si l'on me dit : c'est fini, et que de la scène, dans un courant d'air gris, souffle le vide.