Notre cœur doit se maintenir au milieu des marteaux comme la langue au milieu des dents où elle reste malgré tout, où elle dit la louange.

Que ton chant célèbre le monde pour l'ange. Non pas le monde inexprimable. Ce n'est point devant l'ange que tu saurais te vanter de ce que tu as magnifiquement ressenti. Dans l'univers où il vit avec un sentiment infiniment plus fort, tu n'es toi-même qu'un nouveau venu. Aussi montre-lui les choses simples, celles qui, façonnées par des générations, vivent comme des choses à nous, à côté de notre geste et de notre regard. Dis-lui des choses. Il en sera étonné, comme toi auprès de ce cordier à Rome ou du potier des bords du Nil. Montre-lui à quel point une chose sait être heureuse, innocente, et combien nôtre. À quel point la souffrance, dans sa plainte, consent en pureté à revêtir une forme et sert comme une chose ou meurt en une chose, puis au delà s'échappe bienheureuse du chant d'un violon. Et ceci : comprendre les choses qui vivent de mourir, il faut que tu les loues : périssables, elles attendent un secours de nous qui sommes plus périssables que tout. Elles désirent que nous les transformions en notre cœur invisible – infiniment – en nous-même ! Quelle que soit finalement notre nature.

Terre, n'est-ce pas ceci que tu veux : renaître invisiblement en nous-même ? N'est-ce pas ton rêve d'être une fois invisible ? Terre ! Invisible ! Quoi donc sinon la métamorphose est ta mission la plus pressante ? Terre, ô très chère, je le veux. Oh ! Sache qu'il n'est plus besoin de tes printemps pour me gagner à toi ! Un seul est déjà de trop pour mon sang. De loin je viens à toi, je t'ai choisie indiciblement. Toujours tu étais dans ton droit et ta sainte découverte est la mort familière.

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Vois, je vis. De quoi ? Ni l'enfance ni l'avenir ne diminuent… De mon cœur jaillit une existence surnuméraire.

La dixième élégie

LA DIXIÈME ÉLÉGIE

AFIN que je puisse un jour, au bout de l'amère vision, chanter l'allégresse et la gloire sous l'approbation des anges, que nul marteau de mon cœur, si clairement forgé, ne fasse défaut sur des cordes détendues, hésitantes ou cassantes. Que mes larmes augmentent l'éclat de mon regard, que les simples pleurs fleurissent. Ô nuits d'affliction que vous me serez alors très chères. Ô mes sœurs inconsolées, que ne vous ai-je reçues à genoux, plus humblement, que ne me suis-je perdu avec plus d'abandon dans vos cheveux déliés ? Nous gaspillons les douleurs ; d'avance nous en projetons la fin dans la triste durée et nous nous demandons si elles ne vont point s'en aller. Mais elles sont notre feuillage d'hiver, notre sombre pervenche, une des saisons de l'année secrète, non seulement saison, mais place, hameau, camp, sol, demeure.

Certes, qu'elles sont étrangères les rues de la Ville-Souffrance où, dans un faux silence, né des bruits multiples, coulé du moule du vide, paradent le vacarme doré et le monument qui éclate. Oh, sans en laisser de trace, un ange écraserait leur marché de consolation que limite l'église, leur église sur mesure, propre et fermée et digne comme un bureau de poste, le dimanche.

Dehors, toujours les boucles qui bordent les foires. Balançoires de la liberté ! Plongeurs et prestidigitateurs très zélés. Et le tir du bonheur enjolivé, où quand un tireur plus habile l'atteint, le but gigote et le fer-blanc résonne. Applaudi, il s'en va, pris de vertige, car toutes ces boutiques offrent des curiosités qui séduisent, tambourinent et piaillent. Pour les grandes personnes, il importe plus particulièrement de voir comment l'argent se multiplie anatomiquement, non pas seulement pour l'amusement, l'organe génital de l'argent ; tout cet acte instruit et enrichit l'esprit…

… Oh, mais tout de suite après, derrière la dernière clôture, où sont les affiches de “Sans mort”, de cette bière amère qui paraît douce aux buveurs s'ils prennent sans cesse de nouvelles distractions… derrière la clôture, tout de suite derrière, voici le réel.

Des enfants jouent, des amoureux se tiennent l'un l'autre – à l'écart, graves dans une herbe pauvre, des chiens retrouvent la liberté. Mais l'adolescent désire aller plus loin encore ; peut-être aime-t-il une jeune plainte… à sa suite, il découvre des prés. Elle dit : Loin, nous habitons là-bas. Loin.

Où ? Et l'adolescent la suit. Il est touché par son attitude, ses épaules, son cou ; peut-être est-elle de descendance noble ? Mais, il l'abandonne, se retourne, se détourne, fait signe de la main… À quoi bon ? C'est une plainte.

Seuls les jeunes morts, dans le premier état de l'indifférence intemporelle, celui du sevrage, la suivent et l'aiment.

Elle attend des jeunes filles et gagne leur amitié, leur montre doucement ce qu'elle porte. Les perles de douleur et les voiles très fins de la souffrance subie. Les adolescents, elle les suit en silence.

Mais dans la vallée où les plaintes ont leurs demeures, une plainte plus ancienne répond à l'adolescent : Nous les plaintes, nous fûmes, dit-elle, une grande race autrefois.