Mais son être lui est infiniment pur, sans limites ; il est sans regard sur son état, pur comme sa vue sur les choses. Là où nous voyons l'avenir, il voit le tout et se voit lui-même dans le tout et sauvé, pour toujours.
Et pourtant, il y a dans l'animal si chaudement vigilant, le poids et le souci d'une grande mélancolie. Car il porte, lui aussi, ce qui si souvent nous subjugue – le souvenir, ce sentiment que tout ce vers quoi on tend a déjà été plus proche, plus fidèle et de contact infiniment tendre. Ici tout est distance et là tout n'était que souffle. Après le premier foyer, le second lui paraît douteux et ouvert aux vents. Ô félicité de la petite créature, qui toujours demeure dans le sein qui la porta jusqu'à son terme. Ô bonheur du moucheron qui, même à l'heure de ses noces, sautille à l'intérieur du sein – car, être dans le sein, c'est tout. Vois cette sécurité amputée de l'oiseau qui, par son origine, sait presque l'une et l'autre chose, comme si en lui était une âme étrusque, venue d'un mort qu'enferme un espace, couvert par un gisant. Et combien troublé dans le vol est un être né d'un sein. Comme effrayé de lui-même, il traverse l'air, ainsi que le cheminement d'une fêlure dans la tasse. C'est ainsi que la trace de la chauve-souris déchire la porcelaine du soir.
Et nous : spectateurs toujours et partout, tournés vers tout cela et ne le dépassant jamais. Nous en sommes trop pleins. Nous mettons de l'ordre. Tout s'effrite. Nous l'ordonnons à nouveau, et nous nous décomposons nous-mêmes.
Qui donc nous a retournés de la sorte pour que, quoi que nous fassions, nous ayons toujours l'attitude de celui qui s'en va ? Sur la dernière colline qui lui montre une fois encore toute la vallée, il se retourne, s'arrête et s'attarde – c'est ainsi que nous vivons et ne cessons jamais de faire nos adieux.
La neuvième élégie
LA NEUVIÈME ÉLÉGIE
POURQUOI, s'il est possible de combler la durée limitée de l'existence, comme fait le laurier par un vert un peu plus sombre que tout autre vert, par de petites vagues au rebord de sa feuille (pareilles au sourire du vent), pourquoi faut-il alors subir l'humaine condition, fuir le destin, tout en l'appelant ?…
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Oh ! Non point parce que le bonheur est, cet avantage provisoire d'une perte toute prochaine, non point par désir de connaître ou pour l'exercice du cœur qui est aussi dans le laurier… Mais parce qu'être ici-bas est une grande chose et parce qu'apparemment tout ce qui est ici-bas a besoin de nous ; toutes ces choses éphémères nous concernent étrangement. Nous, plus éphémères que tout. Une fois, chaque chose, une fois seulement, une fois et pas plus. Et nous aussi, une fois. Jamais plus. Mais ceci, avoir été une fois, même si ce ne fut qu'une fois, avoir été de cette terre, cela semble irrévocable.
Et voici que nous nous pressons vers cet accomplissement afin de le tenir dans nos mains nues, dans notre regard trop plein, dans notre cœur muet. Nous voulons devenir terrestres. À qui confier cette expérience ? Nous aimerions tout garder pour toujours… Ah, qu'emporterons-nous en passant dans l'autre royaume ? Ni ces regards, si lentement appris ici-bas ni rien de ce qui nous est arrivé. Rien. Les souffrances, alors. Oui, avant tout ce poids, la longue science de l'amour, toutes choses inexprimables. Mais plus tard, sous les étoiles, à quoi bon ? Les étoiles sont tellement plus riches dans l'inexprimable. Du bord de la montagne, le voyageur ne rapporte point dans la vallée une main pleine de cette terre indicible pour tous, mais une pure parole acquise, la gentiane jaune et bleue. Peut-être sommes-nous ici pour dire : maison, pont, fontaine, porte, cruche, verger, fenêtre, – tout au plus, colonne, tour… mais pour le dire, comprends-le bien, pour le dire de telle sorte que les choses dans leur cœur même n'ont jamais su qu'elles étaient cela ? N'est-ce pas la ruse secrète de cette terre de silence que de pousser les amants afin que dans leur sentiment toute chose soit exaltée ? Seuil : qu'est-ce pour deux amants s'ils usent le propre seuil plus ancien de la porte, eux aussi, après tant d'autres et avant ceux qui viendront… légèrement.
Voici le temps du dire, voici sa patrie. Parle et confesse. Plus que jamais se perdent les choses que nous pouvons vivre, car ce qui, en poussant, les remplace, c'est un faire sans image. Un faire sous des croûtes qui sautent d'elles-mêmes dès que l'action les dépasse et se donne d'autres limites.
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