Ce n’est donc pas à vous de m’interroger, c’est à vous de me répondre. Que faisiez-vous ici, il y a quatre jours ? Pourquoi m’espionniez-vous ? Quel est l’accès de folie que je dois savoir et juger ?
– Le ton dont vous me parlez n’est pas encourageant. Pourquoi me confesserais-je, du moment que vous ne daignez pas me traiter en bon camarade et avoir confiance en moi ?
– Ne vous confessez donc pas, reprit Thérèse en se levant. Cela me prouvera que vous ne méritiez pas l’estime que je vous ai témoignée, et qu’en cherchant à savoir mes secrets, vous ne me la rendiez pas du tout.
– Ainsi, reprit Laurent, vous me chassez, et c’est fini entre nous ?
– C’est fini, et adieu, répondit Thérèse d’un ton sévère.
Laurent sortit, en proie à une colère qui ne lui permit pas de dire un mot ; mais il n’eut pas fait trente pas dehors, qu’il revint, disant à Catherine qu’il avait oublié une commission dont on l’avait chargé pour sa maîtresse. Il trouva Thérèse assise dans un petit salon : la porte sur le jardin était restée ouverte ; il semblait que Thérèse, affligée et abattue, fût demeurée plongée dans ses réflexions. Son accueil fut glacé.
– Vous voilà revenu ? dit-elle : qu’est-ce que vous avez oublié ?
– J’ai oublié de vous dire la vérité.
– Je ne veux plus l’entendre.
– Et pourtant vous me la demandiez !
– Je croyais que vous pourriez me la dire spontanément.
– Je le pouvais, je le devais ; j’ai eu tort de ne pas le faire. Voyons, Thérèse, croyez-vous donc qu’il soit possible à un homme de mon âge de vous voir sans être amoureux de vous ?
– Amoureux ? dit Thérèse en fronçant le sourcil. En me disant que vous ne pouviez l’être d’aucune femme, vous vous êtes donc moqué de moi ?
– Non, certes, j’ai dit ce que je pensais.
– Alors vous vous étiez trompé, et vous voilà amoureux, c’est bien sûr ?
– Oh ! ne vous fâchez pas, mon Dieu ! ce n’est pas si sûr que cela. Il m’a passé des idées d’amour par la tête, par les sens, si vous voulez. Avez-vous si peu d’expérience, que vous ayez jugé la chose impossible ?
– J’ai l’âge de l’expérience, répondit Thérèse ; mais j’ai longtemps vécu seule. Je n’ai pas l’expérience de certaines situations. Cela vous étonne ? C’est pourtant comme cela. J’ai beaucoup de simplicité, quoique j’aie été trompée... comme tout le monde ! Vous m’avez dit cent fois que vous me respectiez trop pour voir en moi une femme, par la raison que vous n’aimiez les femmes qu’avec beaucoup de grossièreté. Je me suis donc crue à l’abri de l’outrage de vos désirs, et, de tout ce que j’estimais en vous, votre sincérité sur ce point est ce que j’estimai le plus. Je m’attachais à votre destinée avec d’autant plus d’abandon que nous nous étions dit en riant, souvenez-vous, mais sérieusement au fond : « Entre deux êtres dont l’un est idéaliste, et l’autre matérialiste, il y a la mer Baltique. »
– Je l’ai dit de bonne foi, et je me suis mis avec confiance à marcher le long de mon rivage, sans avoir l’idée de traverser ; mais il s’est trouvé que, de mon côté, la glace ne portait pas. Est-ce ma faute si j’ai vingt-quatre ans et si vous êtes belle ?
– Est-ce que je suis encore belle ? J’espérais que non !
– Je n’en sais rien, je ne trouvais pas d’abord, et puis, un beau jour, vous m’êtes apparue comme cela. Quant à vous, c’est sans le vouloir, je le sais bien ; mais c’est sans le vouloir aussi que j’ai ressenti cette séduction, tellement sans le vouloir, que je m’en suis défendu et distrait. J’ai rendu à Satan ce qui appartient à Satan, c’est-à-dire ma pauvre âme, et je n’ai apporté ici à César que ce qui revient à César, mon respect et mon silence. Voilà huit ou dix jours pourtant que cette mauvaise émotion me revient en rêve. Elle se dissipe dès que je suis auprès de vous. Ma parole d’honneur, Thérèse, quand je vous vois, quand vous me parlez, je suis calme. Je ne me souviens plus d’avoir crié après vous dans un moment de démence auquel je ne comprends rien moi-même. Quand je parle de vous, je dis que vous n’êtes pas jeune ou que je n’aime pas la couleur de vos cheveux. Je proclame que vous êtes ma grande camarade, c’est-à-dire mon frère, et je me sens loyal en le disant. Et puis il passe je ne sais quelles bouffées de printemps dans l’hiver de mon imbécile de cœur, et je me figure que c’est vous qui me les soufflez. C’est vous, en effet, Thérèse, avec votre culte pour ce que vous appelez le véritable amour ! cela donne à penser, malgré qu’on en ait !
– Je crois que vous vous trompez, je ne parle jamais d’amour.
– Oui, je le sais. Vous avez à cet égard un parti pris. Vous avez lu quelque part que parler d’amour, c’était déjà en donner ou en prendre ; mais votre silence a une grande éloquence, vos réticences donnent la fièvre et votre excessive prudence a un attrait diabolique !
– En ce cas, ne nous voyons plus, dit Thérèse.
– Pourquoi ? qu’est-ce que cela vous fait, que j’aie eu quelques nuits sans sommeil, puisqu’il ne tient qu’à vous de me rendre aussi tranquille que je l’étais auparavant ?
– Que faut-il faire pour cela ?
– Ce que je vous demandais : me dire que vous êtes à quelqu’un. Je me le tiendrai pour dit, et, comme je suis très fier, je serai guéri comme par la baguette d’une fée.
– Et si je vous dis que je ne suis à personne, parce que je ne veux plus aimer personne, cela ne suffira pas ?
– Non, j’aurai la fatuité de croire que vous pouvez changer d’avis.
Thérèse ne put s’empêcher de rire de la bonne grâce avec laquelle Laurent s’exécutait.
– Eh bien ! lui dit-elle, soyez guéri, et rendez-moi une amitié dont j’étais fière, au lieu d’un amour dont j’aurais à rougir.
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