Vous voyez bien que mon tourment me maîtrise, et que j’arrive à faire une déclaration ridicule, moi qui ne crains rien tant au monde que d’être raillé par vous !
« Thérèse, ne me croyez pas corrompu. Vous savez bien que le fond de mon âme n’a jamais été souillé, et que, de l’abîme où je m’étais jeté, j’ai toujours, malgré moi, crié vers le ciel. Vous savez bien qu’auprès de vous je suis chaste comme un petit enfant, et vous n’avez pas craint quelquefois de prendre ma tête dans vos mains, comme si vous alliez m’embrasser au front. Et vous disiez : « Mauvaise tête ! tu mériterais d’être brisée. » Et pourtant, au lieu de l’écraser comme la tête d’un serpent, vous tâchiez d’y faire entrer le souffle pur et brûlant de votre esprit. Eh bien ! vous n’avez que trop réussi ; et, à présent que vous avez allumé le feu sur l’autel, vous vous détournez et vous me dites : « Confiez-en la garde à une autre ! Mariez-vous, aimez une belle jeune fille bien douce et bien dévouée ; ayez des enfants, de l’ambition pour eux, de l’ordre, du bonheur domestique, que sais-je ? tout, excepté moi ! »
« Et moi, Thérèse, c’est vous que j’aime avec passion, et non pas moi-même. Depuis que je vous connais, vous travaillez à me faire croire au bonheur et à m’en donner le goût. Ce n’est pas votre faute si je ne suis pas devenu égoïste, comme un enfant gâté. Eh bien ! je vaux mieux que cela. Je ne demande pas si votre amour serait pour moi le bonheur. Je sais seulement qu’il serait la vie, et que, bonne ou mauvaise, c’est cette vie-là ou la mort qu’il me faut. »
IV
Thérèse fut profondément affligée de cette lettre. Elle en fut frappée comme d’un coup de foudre. Son amour ressemblait si peu à celui de Laurent, qu’elle s’imaginait ne pas l’aimer d’amour, surtout en relisant les expressions dont il se servait. Il n’y avait pas d’ivresse dans le cœur de Thérèse, ou, s’il y en avait, elle y était entrée goutte à goutte, si lentement, qu’elle ne s’en apercevait pas et se croyait aussi maîtresse d’elle-même que le premier jour. Le mot de passion la révoltait.
– Des passions, à moi ! se disait-elle. Il croit donc que je ne sais pas ce que c’est, et que je veux retourner à ce breuvage empoisonné ! Que lui ai-je fait, moi qui lui ai donné tant de tendresse et de soins, pour qu’il me propose, en guise de remerciement, le désespoir, la fièvre et la mort ?... Après tout, pensait-elle, ce n’est pas sa faute, à ce malheureux esprit ! Il ne sait ce qu’il veut, ni ce qu’il demande. Il cherche l’amour comme la pierre philosophale, à laquelle on s’efforce d’autant plus de croire qu’on ne peut la saisir. Il croit que je l’ai, et que je m’amuse à la lui refuser ! Dans tout ce qu’il pense, il y a toujours un peu de délire. Comment le calmer et le détacher d’une fantaisie qui arrive à le rendre malheureux ?
« C’est ma faute, il a quelque raison de le dire. En voulant l’éloigner de la débauche, je l’ai trop habitué à un attachement honnête ; mais il est homme et il trouve notre affection incomplète. Pourquoi m’a-t-il trompée ? pourquoi m’a-t-il fait croire qu’il était tranquille auprès de moi ? Que ferai-je, moi, pour réparer la niaiserie de mon inexpérience ? Je n’ai pas été assez de mon sexe dans le sens de la présomption. Je n’ai pas su qu’une femme, si tiède et si lasse qu’elle soit de la vie, peut toujours troubler la cervelle d’un homme. J’aurais dû me croire séduisante et dangereuse comme il me l’avait dit une fois, et deviner qu’il ne se démentait sur ce point que pour me tranquilliser. C’est donc un mal, ce ne peut donc être un tort que de ne pas avoir les instincts de la coquetterie ?
Et puis Thérèse, fouillant dans ses souvenirs, se rappelait avoir eu ces instincts de réserve et de méfiance pour se préserver des désirs d’autres hommes qui ne lui plaisaient pas : avec Laurent, elle ne les avait pas eus, parce qu’elle l’estimait dans son amitié pour elle, parce qu’elle ne pouvait pas croire qu’il chercherait à la tromper, et aussi, il faut bien le dire, parce qu’elle l’aimait plus que tout autre. Seule, dans son atelier, elle allait et venait, en proie à un malaise douloureux, tantôt regardant cette fatale lettre qu’elle avait posée sur une table comme n’en sachant que faire, et ne se décidant ni à la rouvrir ni à la détruire, tantôt regardant son travail interrompu sur le chevalet. Elle travaillait justement avec entrain et plaisir au moment où on lui avait apporté cette lettre, c’est-à-dire ce doute, ce trouble, ces étonnements et ces craintes. C’était comme un mirage qui faisait revenir sur son horizon nu et paisible tous les spectres de ses anciens malheurs. Chaque mot écrit sur ce papier était comme un chant de mort déjà entendu dans le passé, comme une prophétie de malheurs nouveaux.
Elle essaya de se rasséréner en se remettant à peindre. C’était pour elle le grand remède à toutes les petites agitations de la vie extérieure ; mais il fut impuissant ce jour-là : l’effroi que cette passion lui inspirait l’atteignait dans le sanctuaire le plus pur et le plus intime de sa vie présente.
– Deux bonheurs troublés ou détruits, se dit-elle en jetant son pinceau et en regardant la lettre : le travail et l’amitié.
Elle passa le reste de la journée sans rien résoudre. Elle ne voyait qu’un point net dans son esprit, la résolution de dire non ; mais elle voulait que ce fût non, et ne tenait pas à le signifier au plus vite avec cette rudesse ombrageuse des femmes qui craignent de succomber, si elles ne se hâtent de barricader la porte.
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