La manière de dire ce non sans appel, qui ne devait laisser aucune espérance, et qui pourtant ne devait pas mettre un fer rouge sur le doux souvenir de l’amitié, était pour elle un problème difficile et amer. Ce souvenir-là, c’était son propre amour ; quand on a un mort chéri à ensevelir, on ne se décide pas sans douleur à lui jeter un drap blanc sur la face, et à le pousser dans la fosse commune. On voudrait l’embaumer dans une tombe choisie que l’on regarderait de temps en temps, en priant pour l’âme de celui qu’elle renferme.
Elle arriva à la nuit sans avoir trouvé d’expédient pour se refuser sans trop faire souffrir. Catherine, qui la vit mal dîner, lui demanda avec inquiétude si elle était malade.
– Non, répondit-elle, je suis préoccupée.
– Ah ! vous travaillez trop, reprit la bonne vieille, vous ne pensez pas à vivre.
Thérèse leva un doigt ; c’était un geste que Catherine connaissait et qui voulait dire : « Ne parle pas de cela. »
L’heure où Thérèse recevait le petit nombre de ses amis n’était, depuis quelque temps, mise à profit que par Laurent. Bien que la porte restât ouverte à qui voulait venir, il venait seul, soit que les autres fussent absents (c’était la saison d’aller ou de rester à la campagne), soit qu’ils eussent senti chez Thérèse une certaine préoccupation, un désir involontaire et mal déguisé de causer exclusivement avec M. de Fauvel.
C’était à huit heures que Laurent arrivait, et Thérèse regarda la pendule en se disant :
– Je n’ai pas répondu ; aujourd’hui, il ne viendra pas.
Il se fit dans son cœur un vide affreux, quand elle ajouta ;
– Il ne faut pas qu’il revienne jamais.
Comment passer cette éternelle soirée qu’elle avait l’habitude d’employer à causer avec son jeune ami, tout en faisant de légers croquis ou quelque ouvrage de femme pendant qu’il fumait, nonchalamment étendu sur les coussins du divan ? Elle songea à se soustraire à l’ennui en allant trouver une amie qu’elle avait au faubourg Saint-Germain, et avec qui elle allait quelquefois au spectacle ; mais cette personne se couchait de bonne heure, et il serait trop tard quand Thérèse arriverait. La course était si longue et les fiacres allaient si lentement dans ce temps-là ! D’ailleurs, il fallait s’habiller, et Thérèse, qui vivait en pantoufles, comme les artistes qui travaillent avec ardeur et ne souffrent rien qui les gêne, était paresseuse à se mettre en tenue de visite. Mettre un châle et un voile, envoyer chercher un remise et se faire promener au pas dans les allées désertes du bois de Boulogne ? Thérèse s’était promenée ainsi quelquefois avec Laurent, lorsque la soirée étouffante leur donnait le besoin de chercher un peu de fraîcheur sous les arbres. C’étaient des promenades qui l’eussent beaucoup compromise avec tout autre ; mais Laurent lui gardait religieusement le secret de sa confiance ; et ils se plaisaient tous deux à l’excentricité de ces mystérieux tête-à-tête qui ne cachaient aucun mystère. Elle se les rappela comme s’ils étaient déjà loin et se dit en soupirant, à l’idée qu’ils ne reviendraient plus :
– C’était le bon temps ! Tout cela ne pourrait recommencer pour lui qui souffre, et pour moi qui ne l’ignore plus.
À neuf heures, elle essaya enfin de répondre à Laurent, lorsqu’un coup de sonnette la fit tressaillir. C’était lui ! Elle se leva pour dire à Catherine de répondre qu’elle était sortie. Catherine entra : ce n’était qu’une lettre de lui. Thérèse regretta involontairement que ce ne fût pas lui-même.
Il n’y avait dans la lettre que ce peu de mots :
« Adieu, Thérèse, vous ne m’aimez pas, et, moi, je vous aime comme un enfant ! »
Ces deux lignes firent trembler Thérèse de la tête aux pieds. La seule passion qu’elle n’eût jamais travaillé à éteindre dans son cœur, c’était l’amour maternel. Cette plaie-là, bien que fermée en apparence, était toujours saignante comme l’amour inassouvi.
– Comme un enfant ! répétait-elle en serrant la lettre dans ses mains agitées de je ne sais quel frisson. Il m’aime comme un enfant ! Qu’est-ce qu’il dit là, mon Dieu ! sait-il le mal qu’il me fait ? Adieu ! Mon fils savait déjà dire adieu ! mais il ne me l’a pas crié quand on l’a emporté. Je l’aurais entendu ! et je ne l’entendrai jamais plus.
Thérèse était surexcitée, et, son émotion s’emparant du plus douloureux des prétextes, elle fondit en larmes.
– Vous m’avez appelée ? lui dit Catherine en rentrant. Mais, mon Dieu ! qu’est-ce que vous avez donc ? Vous voilà dans les pleurs comme autrefois !
– Rien, rien, laisse-moi, répondit Thérèse. Si quelqu’un vient pour me voir, tu diras que je suis au spectacle. Je veux être seule. Je suis malade.
Catherine sortit, mais par le jardin. Elle avait vu Laurent marcher à pas furtifs le long de la haie.
– Ne boudez pas comme cela, lui dit-elle. Je ne sais pas pourquoi ma maîtresse pleure ; mais ça doit être votre faute, vous lui faites des peines. Elle ne veut pas vous voir. Venez lui demander pardon !
Catherine, malgré tout son respect et son dévouement pour Thérèse, était persuadée que Laurent était son amant.
– Elle pleure ? s’écria-t-il. Oh ! mon Dieu ! pourquoi pleure-t-elle ?
Et il traversa d’un bond le petit jardin pour aller tomber aux pieds de Thérèse, qui sanglotait dans le salon, la tête dans ses mains.
Laurent eût été transporté de joie de la voir ainsi s’il eût été le roué que parfois il voulait paraître ; mais le fond de son cœur était admirablement bon, et Thérèse avait sur lui l’influence secrète de le ramener à sa véritable nature. Les larmes dont elle était baignée lui firent donc une peine réelle et profonde. Il la supplia à genoux d’oublier encore cette folie de sa part et d’apaiser la crise par sa douceur et sa raison.
– Je ne veux que ce que vous voudrez, lui dit-il, et, puisque vous pleurez notre amitié défunte, je jure de la faire revivre plutôt que de vous causer un chagrin nouveau. Mais, tenez, ma douce et bonne Thérèse, ma sœur chérie, agissons franchement, car je ne me sens plus la force de vous tromper ! ayez, vous, le courage d’accepter mon amour comme une triste découverte que vous avez faite, et comme un mal dont vous voulez bien me guérir par la patience et la pitié. J’y ferai tous mes efforts, je vous en fais le serment ! Je ne vous demanderai pas seulement un baiser, et je crois qu’il ne m’en coûtera pas tant que vous pourriez le craindre, car je ne sais pas encore si mes sens sont en jeu dans tout ceci.
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