Il se reprocha son inattention et s’en confessa ; puis, renvoyant Catherine, il voulut lui-même faire le thé et servir Thérèse. C’était la première fois de sa vie qu’il se faisait le serviteur de quelqu’un, et il y trouva un plaisir délicat dont il éprouva naïvement la surprise.

– À présent, dit-il à Thérèse en lui présentant sa tasse à genoux, je comprends qu’on puisse être domestique et aimer son état. Il ne s’agit que d’aimer son maître.

De la part de certaines gens, les moindres attentions ont un prix extrême. Laurent avait dans les manières, et même dans l’attitude du corps, une certaine roideur dont il ne se départait même pas avec les femmes du monde. Il les servait avec la froideur cérémonieuse de l’étiquette. Avec Thérèse, qui faisait les honneurs de son petit intérieur en bonne femme et en artiste enjouée, il avait toujours été prévenu et choyé sans avoir à rendre la pareille. Il y eût eu manque de goût et de savoir-vivre à se faire l’homme de la maison. Tout à coup, à la suite de ces pleurs et de ces effusions mutuelles, Laurent, sans qu’il s’en rendît compte, se trouvait investi d’un droit qui ne lui appartenait pas, mais dont il s’emparait d’inspiration, sans que Thérèse, surprise et attendrie, pût s’y opposer. Il semblait qu’il fût chez lui, et qu’il eût conquis le privilège de soigner la dame du logis, en bon frère ou en vieux ami. Et Thérèse, sans songer au danger de cette prise de possession, le regardait faire avec de grands yeux étonnés, se demandant si jusque-là elle ne s’était pas radicalement trompée en prenant cet enfant tendre et dévoué pour un homme hautain et sombre.

Cependant Thérèse réfléchit durant la nuit ; mais, le lendemain matin, Laurent qui, sans rien préméditer, ne voulait pas la laisser respirer, car il ne respirait plus lui-même, lui envoya des fleurs magnifiques, des friandises exotiques et un billet si tendre, si doux et si respectueux, qu’elle ne put se défendre d’en être touchée. Il se disait le plus heureux des hommes, il ne désirait rien de plus que son pardon, et, du moment qu’il l’avait obtenu, il était le roi du monde. Il acceptait toutes les privations, toutes les rigueurs, pourvu qu’il ne fût pas privé de voir et d’entendre son amie. Cela seul était au-dessus de ses forces ; tout le reste n’était rien. Il savait bien que Thérèse ne pouvait pas avoir d’amour pour lui, ce qui ne l’empêchait pas, dix lignes plus bas, de dire : « Notre saint amour n’est-il pas indissoluble ? »

Et ainsi disant le pour et le contre, le vrai et le faux cent fois le jour, avec une candeur dont, à coup sûr, il était dupe lui-même, entourant Thérèse de soins exquis, travaillant de tout son cœur à lui donner confiance dans la chasteté de leurs relations, et à chaque instant lui parlant avec exaltation de son culte pour elle, puis cherchant à la distraire quand il la voyait inquiète, à l’égayer quand il la voyait triste, à l’attendrir sur lui-même quand il la voyait sévère, il l’amena insensiblement à n’avoir pas d’autre volonté et d’autre existence que les siennes.

Rien n’est périlleux comme ces intimités où l’on s’est promis de ne pas s’attaquer mutuellement, quand l’un des deux n’inspire pas à l’autre une secrète répulsion physique. Les artistes, en raison de leur vie indépendante et de leurs occupations, qui les obligent souvent d’abandonner le convenu social, sont plus exposés à ces dangers que ceux qui vivent dans le réglé et dans le positif. On doit donc leur pardonner des entraînements plus soudains et des impressions plus fiévreuses. L’opinion sent qu’elle le doit, car elle est généralement plus indulgente pour ceux qui errent forcément dans la tempête que pour ceux que berce un calme plat. Et puis le monde exige des artistes le feu de l’inspiration, et il faut bien que ce feu qui déborde pour les plaisirs et les enthousiasmes du public arrive à les consumer eux-mêmes. On les plaint alors, et le bon bourgeois, qui, en apprenant leurs désastres et leurs catastrophes, rentre le soir dans le sein de sa famille, dit à sa brave et douce compagne :

– Tu sais, cette pauvre fille qui chantait si bien, elle est morte de chagrin. Et ce fameux poète qui disait de si belles choses, il s’est suicidé. C’est grand dommage, ma femme... Tous ces gens-là finissent mal. C’est nous, les simples, qui sommes les gens heureux...

Et le bon bourgeois a raison.

Thérèse avait pourtant vécu longtemps, sinon en bonne bourgeoise, car pour cela il faut une famille, et Dieu la lui avait refusée, du moins en laborieuse ouvrière, travaillant dès le matin, et ne s’enivrant pas de plaisir ou de langueur à la fin de sa journée. Elle avait de continuelles aspirations à la vie domestique et réglée ; elle aimait l’ordre, et, loin d’afficher le mépris puéril que certains artistes prodiguaient à ce qu’ils appelaient dans ce temps-là la gent épicière, elle regrettait amèrement de n’avoir pas été mariée dans ce milieu médiocre et sûr, où, au lieu de talent et de renommée, elle eût trouvé l’affection et la sécurité. Mais on ne choisit pas son destin, puisque les fous et les ambitieux ne sont pas les seuls imprudents que la destinée foudroie.

 

 

V

 

Thérèse n’eut pas de faiblesse pour Laurent dans le sens moqueur et libertin que l’on attribue à ce mot en amour. Ce fut par un acte de sa volonté, après des nuits de méditation douloureuse, qu’elle lui dit :

– Je veux ce que tu veux, parce que nous en sommes venus à ce point où la faute à commettre est l’inévitable réparation d’une série de fautes commises. J’ai été coupable envers toi, en n’ayant pas la prudence égoïste de te fuir ; il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même, en restant ta compagne et ta consolation, au prix de mon repos et de ma fierté... Écoute, ajouta-t-elle en tenant sa main dans les siennes avec toute la force dont elle était capable, ne me retire jamais cette main-là et, quelque chose qui arrive, garde assez d’honneur et de courage pour ne pas oublier qu’avant d’être ta maîtresse, j’ai été ton ami. Je me le suis dit dès le premier jour de ta passion : nous nous aimions trop bien ainsi pour ne pas nous aimer plus mal autrement ; mais ce bonheur-là ne pouvait pas durer pour moi, puisque tu ne le partages plus, et que, dans cette liaison, mêlée pour toi de peines et de joies, la souffrance a pris le dessus. Je te demande seulement, si tu viens à te lasser de mon amour comme te voilà lassé de mon amitié, de te rappeler que ce n’est pas un instant de délire qui m’a jetée dans tes bras, mais un élan de mon cœur et un sentiment plus tendre et plus durable que l’ivresse de la volupté.