Non, en vérité, je ne le crois pas. Comment cela pourrait-il être après la vie que j’ai menée et que je suis libre de mener encore ? C’est une soif de l’âme que j’éprouve ; pourquoi vous effrayerait-elle ? Donnez-moi peu de votre cœur et prenez tout le mien. Acceptez d’être aimée de moi, et ne me dites plus que c’est pour vous un outrage, car mon désespoir, c’est de voir que vous me méprisez trop pour me permettre que, même en rêve, j’aspire à vous... Cela me rabaisse tant à mes propres yeux, que cela me donne envie de tuer ce malheureux qui vous répugne moralement. Relevez-moi plutôt du bourbier où j’étais tombé, en me disant d’expier ma mauvaise vie et de devenir digne de vous. Oui, laissez-moi une espérance ! si faible qu’elle soit, elle fera de moi un autre homme. Vous verrez, vous verrez, Thérèse ! La seule idée de travailler pour vous paraître meilleur me donne déjà de la force, je le sens ; ne me l’ôtez pas. Que vais-je devenir si vous me repoussez ? Je vais redescendre tous les degrés que j’ai montés depuis que je vous connais. Tout le fruit de notre sainte amitié sera perdu pour moi. Vous aurez essayé de guérir un malade, et vous aurez fait un mort ! Et vous-même alors, si grande et si bonne, serez-vous contente de votre œuvre, ne vous reprocherez-vous pas de ne l’avoir point menée à meilleure fin ? Soyez pour moi une sœur de charité qui ne se borne pas à panser un blessé, mais qui s’efforce de réconcilier son âme avec le ciel. Voyons, Thérèse, ne me retirez pas vos mains loyales, ne détournez pas votre tête, si belle dans la douleur. Je ne quitterai pas vos genoux que vous ne m’ayez, sinon permis, du moins pardonné de vous aimer !
Thérèse dut accepter cette effusion comme sérieuse, car Laurent était de bonne foi. Le repousser avec défiance eût été un aveu de la tendresse trop vive qu’elle avait pour lui ; une femme qui montre de la peur est déjà vaincue. Aussi se montra-t-elle brave, et peut-être le fut-elle sincèrement, car elle se croyait encore assez forte. Et, d’ailleurs, elle n’était pas mal inspirée par sa faiblesse même. Rompre en ce moment, c’eût été provoquer de terribles émotions qu’il valait mieux apaiser, sauf à détendre doucement le lien avec adresse et prudence. Ce pouvait être l’affaire de quelques jours. Laurent était si mobile et passait si brusquement d’un extrême à l’autre !
Ils se calmèrent donc tous les deux, s’aidant l’un l’autre à oublier l’orage, et même s’efforçant d’en rire, afin de se rassurer mutuellement sur l’avenir ; mais, quoi qu’ils fissent, leur situation était essentiellement modifiée, et l’intimité avait fait un pas de géant. La crainte de se perdre les avait rapprochés, et, tout en se jurant que rien n’était changé entre eux quant à l’amitié, il y avait dans toutes leurs paroles et dans toutes leurs idées une langueur de l’âme, une sorte de fatigue attendrie qui était déjà l’abandon de l’amour !
Catherine, en apportant le thé, acheva de les remettre ensemble, comme elle disait, par ses naïves et maternelles préoccupations.
– Vous feriez mieux, dit-elle, à Thérèse, de manger une aile de poulet que de vous creuser l’estomac avec ce thé ! – Savez-vous, dit-elle à Laurent en lui montrant sa maîtresse, qu’elle n’a pas touché à son dîner ?
– Eh bien ! vite qu’elle soupe ! s’écria Laurent. Ne dites pas non, Thérèse, il le faut ! Qu’est-ce que je deviendrais donc, moi, si vous tombiez malade ?
Et, comme Thérèse refusait de manger, car elle n’avait réellement pas faim, il prétendit, sur un signe de Catherine, qui le poussait à insister, avoir faim lui-même, et cela était vrai, car il avait oublié de dîner. Dès lors Thérèse se fit un plaisir de lui donner à souper, et ils mangèrent ensemble pour la première fois ; ce qui, dans la vie solitaire et modeste de Thérèse, n’était pas un fait insignifiant. Manger tête à tête surtout est une grande source d’intimité. C’est la satisfaction en commun d’un besoin de l’être matériel, et, quand on y cherche un sens plus élevé, c’est une communion comme le mot l’indique.
Laurent, dont les idées prenaient volontiers un tour poétique au milieu même de la plaisanterie, se compara en riant à l’enfant prodigue, pour qui Catherine s’empressait de tuer le veau gras. Ce veau gras, qui se présentait sous la forme d’un mince poulet, prêta naturellement à la gaieté des deux amis. C’était si peu pour l’appétit du jeune homme, que Thérèse s’en tourmenta. Le quartier n’offrait guère de ressources, et Laurent ne voulut pas que la vieille Catherine s’en mît en peine. On déterra au fond d’une armoire un énorme pot de gelée de goyaves. C’était un présent de Palmer que Thérèse n’avait pas songé à entamer, et que Laurent entama profondément, tout en parlant avec effusion de cet excellent Dick, dont il avait eu la sottise d’être jaloux, et que désormais il aimait de tout son cœur.
– Vous voyez, Thérèse, dit-il, comme le chagrin rend injuste ! Croyez-moi, il faut gâter les enfants. Il n’y a de bons que ceux qui sont traités par la douceur. Donnez-moi donc beaucoup de goyaves, et toujours ! La rigueur n’est pas seulement un fiel amer, c’est un poison mortel !
Quand vint le thé, Laurent s’aperçut qu’il avait dévoré en égoïste, et que Thérèse, en faisant semblant de manger, n’avait rien mangé du tout.
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