Il ne fut pas dit quels parents. Thérèse avait coutume de dire qu’elle n’avait jamais connu ni son père ni sa mère.

Le passé de Mlle Jacques était un mystère impénétrable pour les gens du monde qui allaient se faire peindre par elle et pour le petit nombre d’artistes qu’elle recevait en particulier. Elle était venue à Paris on ne sait d’où, on ne savait quand, on ne savait avec qui. Elle était connue depuis deux ou trois ans seulement, un portrait qu’elle avait fait ayant été remarqué chez des gens de goût et signalé tout à coup comme une œuvre de maître. C’est ainsi que, d’une clientèle et d’une existence pauvres et obscures, elle avait passé brusquement à une réputation de premier ordre et une existence aisée ; mais elle n’avait rien changé à ses goûts tranquilles, à son amour de l’indépendance et à l’austérité enjouée de ses manières. Elle ne posait en rien et ne parlait jamais d’elle-même que pour dire ses opinions et ses sentiments avec beaucoup de franchise et de courage. Quant aux faits de sa vie, elle avait une manière d’éluder les questions et de passer à côté qui la dispensait de répondre. Si on trouvait moyen d’insister, elle avait coutume de dire après quelques mots vagues :

– Il ne s’agit pas de moi. Je n’ai rien d’intéressant à raconter, et, si j’ai eu des chagrins, je ne m’en souviens plus, n’ayant plus le temps d’y penser. Je suis très heureuse à présent, puisque j’ai du travail et que j’aime le travail par-dessus tout.

C’est par hasard, et à la suite de relations d’artiste à artiste dans la même partie, que Laurent avait fait connaissance avec Mlle Jacques. Lancé comme gentilhomme et comme artiste éminent dans un double monde, M. Fauvel avait, à vingt-quatre ans, l’expérience des faits que l’on n’a pas toujours à quarante. Il s’en piquait et s’en affligeait tour à tour ; mais il n’avait nullement l’expérience du cœur, qui ne s’acquiert pas dans le désordre. Grâce au scepticisme qu’il affichait, il avait donc commencé par décréter en lui-même que Thérèse devait avoir pour amants tous ceux qu’elle traitait d’amis, et il lui avait fallu les entendre peu à peu affirmer et prouver la pureté de leurs relations avec elle pour arriver à la considérer comme une personne qui pouvait avoir eu des passions, mais non des commerces de galanterie.

Des lors il s’était senti ardemment curieux de savoir la cause de cette anomalie : une femme jeune, belle, intelligente, absolument libre et volontairement isolée. Il l’avait vue plus souvent, et peu à peu presque tous les jours, d’abord sous toute sorte de prétextes, ensuite en se donnant pour un ami sans conséquence, trop viveur pour avoir souci d’en conter à une femme sérieuse, mais trop idéaliste, en dépit de tout, pour n’avoir pas besoin d’affection et pour ne pas sentir le prix d’une amitié désintéressée.

Au fond, c’était là la vérité dans le principe ; mais l’amour s’était glissé dans le cœur du jeune homme, et on a vu que Laurent se débattait contre l’invasion d’un sentiment qu’il voulait encore déguiser à Thérèse et à lui-même, d’autant plus qu’il l’éprouvait pour la première fois de sa vie.

– Mais enfin, dit-il, quand il eut promis à M. Palmer d’essayer son portrait, pourquoi diable tenez-vous tant à une chose qui ne sera peut-être pas bonne, quand vous connaissez Mlle Jacques, qui ne vous refuse certainement pas d’en faire une à coup sûr excellente ?

– Elle me refuse, répondit Palmer avec beaucoup de candeur, et je ne sais pas pourquoi. J’ai promis à ma mère, qui a la faiblesse de me croire très beau, un portrait de maître, et elle ne le trouvera jamais ressemblant, s’il est trop réel. Voilà pourquoi je m’étais adressé à vous comme à un maître idéaliste. Si vous me refusez, j’aurai le chagrin de ne pas faire plaisir à ma mère, ou l’ennui de chercher encore.

– Ce ne sera pas long : il y a tant de gens plus capables que moi !...

– Je ne trouve pas ; mais, à supposer que cela soit, il n’est pas dit qu’ils aient le temps tout de suite, et je suis pressé d’envoyer le portrait. C’est pour l’anniversaire de ma naissance, dans quatre mois, et le transport durera environ deux mois.

– C’est-à-dire, Laurent, ajouta Thérèse, qu’il vous faut faire ce portrait en six semaines tout au plus, et, comme je sais le temps qu’il vous faut, vous auriez à commencer demain. Allons, c’est entendu, c’est promis, n’est-ce pas ?

M. Palmer tendit la main à Laurent en disant :

– Voilà le contrat passé. Je ne parle pas d’argent ; c’est Mlle Jacques qui fait les conditions, je ne m’en mêle pas. Quelle est votre heure demain ?

L’heure convenue, Palmer prit son chapeau, et Laurent se crût forcé d’en faire autant par respect pour Thérèse ; mais Palmer n’y fit aucune attention, et sortit après avoir serré sans la baiser la main de Mlle Jacques.

– Dois-je le suivre ? dit Laurent.

– Ce n’est pas nécessaire, répondit-elle ; toutes les personnes que je reçois le soir me connaissent bien. Seulement, vous vous en irez à dix heures aujourd’hui ; car dans ces derniers temps, je me suis oubliée à bavarder avec vous jusqu’à près de minuit, et, comme je ne peux pas dormir passé cinq heures du matin, je me suis sentie très fatiguée.

– Et vous ne me mettiez pas à la porte ?

– Non, je n’y pensais pas.

– Si j’étais fat, j’en serais bien fier !

– Mais vous n’êtes pas fat, Dieu merci ; vous laissez cela à ceux qui sont bêtes. Voyons, malgré le compliment, maître Laurent, j’ai à vous gronder. On dit que vous ne travaillez pas.

– Et c’est pour me forcer à travailler que vous m’avez mis la tête de Palmer comme un pistolet sur la gorge.

– Eh bien ! pourquoi pas ?

– Vous êtes bonne, Thérèse, je le sais ; vous voulez me faire gagner ma vie malgré moi.

– Je ne me mêle pas de vos moyens d’existence, je n’ai pas ce droit-là. Je n’ai pas le bonheur... ou le malheur d’être votre mère ; mais je suis votre sœur... en Apollon, comme dit notre classique Bernard, et il m’est impossible de ne pas m’affliger de vos accès de paresse.

– Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ? s’écria Laurent avec un mélange de plaisir et de dépit que Thérèse sentit, et qui l’engagea à répondre avec franchise.

– Écoutez, mon cher Laurent, lui dit-elle, il faut que nous nous expliquions.