J’ai beaucoup d’amitié pour vous.

– J’en suis très fier, mais je ne sais pourquoi !... Je ne suis même pas bon à faire un ami, Thérèse ! Je ne crois pas plus à l’amitié qu’à l’amour entre une femme et un homme.

– Vous me l’avez déjà dit, et cela m’est fort égal, ce que vous ne croyez pas. Moi, je crois à ce que je sens, et je sens pour vous de l’intérêt et de l’affection. Je suis comme cela : je ne puis supporter auprès de moi un être quelconque sans m’attacher à lui et sans désirer qu’il soit heureux. J’ai l’habitude d’y faire mon possible sans me soucier qu’il m’en sache gré. Or, vous n’êtes pas un être quelconque, vous êtes un homme de génie, et, qui plus est, j’espère, un homme de cœur.

– Un homme de cœur, moi ? Oui, si vous l’entendez comme l’entend le monde. Je sais me battre en duel, payer mes dettes et défendre la femme à qui je donne le bras, quelle qu’elle soit. Mais, si vous me croyez le cœur tendre, aimant, naïf...

– Je sais que vous avez la prétention d’être vieux, usé et corrompu. Cela ne me fait rien du tout, vos prétentions. C’est une mode bien portée à l’heure qu’il est. Chez vous, c’est une maladie réelle ou douloureuse, mais qui passera quand vous voudrez. Vous êtes un homme de cœur, précisément parce que vous souffrez du vide de votre cœur, une femme viendra qui le remplira, si elle s’y entend, et si vous la laissez faire. Mais ceci est en dehors de mon sujet ; c’est à l’artiste que je parle : l’homme n’est malheureux en vous que parce que l’artiste n’est pas content de lui-même.

– Eh bien ! vous vous trompez, Thérèse, répondit Laurent avec vivacité. C’est le contraire de ce que vous dites ! c’est l’homme qui souffre dans l’artiste et qui l’étouffe. Je ne sais que faire de moi, voyez-vous. L’ennui me tue. L’ennui de quoi ? allez-vous dire. L’ennui de tout ! Je ne sais pas, comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail, faire un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer à travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire le soir à deux ou trois importuns tels que moi, par exemple, en attendant l’heure du sommeil. Mon sommeil à moi est mauvais, mes promenades sont agitées, mon travail est fiévreux. L’invention me trouble et me fait trembler : l’exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d’effroyables battements de cœur, et c’est en pleurant et en me retenant de crier que j’accouche d’une idée qui m’enivre, mais dont je suis mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin. Si je la transforme, c’est pire, elle me quitte : mieux vaut l’oublier et en attendre une autre : mais cette autre m’arrive si confuse et si énorme, que mon pauvre être ne peut pas la contenir. Elle m’oppresse et me torture jusqu’à ce qu’elle ait pris des proportions réalisables, et que revienne l’autre souffrance, celle de l’enfantement, une vraie souffrance physique que je ne peux pas définir. Et voilà comment ma vie se passe quand je me laisse dominer par ce géant d’artiste qui est en moi, et dont le pauvre homme qui vous parle arrache une à une, par le forceps de sa volonté, de maigres souris à demi mortes ! Donc, Thérèse, il vaut bien mieux que je vive comme j’ai imaginé de vivre, que je fasse des excès de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que mes pareils appellent modestement leur inspiration, et que j’appelle tout bonnement mon infirmité.

– Alors, c’est décidé, c’est arrêté, dit Thérèse en souriant, vous travaillez au suicide de votre intelligence ? Eh bien ! je n’en crois pas un mot. Si on vous proposait d’être demain le prince D... ou le comte de S..., avec les millions de l’un et les beaux chevaux de l’autre, vous diriez, en parlant de votre pauvre palette si méprisée : Rendez-moi ma mie !

– Ma palette méprisée ? Vous ne me comprenez pas, Thérèse ! C’est un instrument de gloire ; je le sais bien, et ce que l’on appelle la gloire, c’est une estime accordée au talent, plus pure et plus exquise que celle que l’on accorde au titre et à la fortune. Donc, c’est un très grand avantage et un très grand plaisir pour moi de me dire : « Je ne suis qu’un petit gentilhomme sans avoir, et mes pareils qui ne veulent pas déroger mènent une vie de garde forestier, et ont pour bonnes fortunes des ramasseuses de bois mort qu’ils payent en fagots. Moi, j’ai dérogé, j’ai pris un état, et il se trouve qu’à vingt-quatre ans quand je passe sur un petit cheval de manège au milieu des premiers riches et des premiers beaux de Paris, montés sur des chevaux de dix mille francs, s’il y a, parmi les badauds assis aux Champs-Élysées, un homme de goût ou une femme d’esprit, c’est moi qui suis regardé et nommé, et non pas les autres. » Vous riez ! vous trouvez que je suis très vain ?

– Non, mais très enfant, Dieu merci ! Vous ne vous tuerez pas.

– Mais je ne veux pas du tout me tuer, moi ! Je m’aime autant qu’un autre, je m’aime de tout mon cœur, je vous jure ! Mais je dis que ma palette, instrument de ma gloire, est l’instrument de mon supplice, puisque je ne sais pas travailler sans souffrir. Alors je cherche dans le désordre, non pas la mort de mon corps ou de mon esprit, mais l’usure et l’apaisement de mes nerfs. Voilà tout, Thérèse. Qu’y a-t-il donc là qui ne soit raisonnable ? Je ne travaille un peu proprement que quand je tombe de fatigue.

– C’est vrai, dit Thérèse, je l’ai remarqué, et je m’en étonne comme d’une anomalie ; mais je crains bien que cette manière de produire ne vous tue, et je ne peux pas me figurer qu’il en puisse arriver autrement.