Mais, comme elle ne tarda pas à se sentir gagnée par un doux engourdissement, elle se remit sur ses jambes, car il ne lui était pas permis de s’endormir tout à fait, de peur de ne pas s’éveiller avant l’entrée aux ateliers.
Maintenant le soleil était levé, et, par l’ouverture exposée à l’orient, un rayon d’or entrait dans l’aumuche qu’il illuminait ; au dehors les oiseaux chantaient, et autour de l’îlot, sur l’étang, dans les roseaux, sur les branches des saules se faisait entendre une confusion de bruits, de murmures, de sifflements, de cris qui annonçaient l’éveil à la vie de toutes les bêtes de la tourbière.
Elle mit la tête à une ouverture et vit ces bêtes s’ébattre autour de l’aumuche en pleine sécurité : dans les roseaux, des libellules voletaient de çà et de là ; le long des rives, des oiseaux piquaient de leurs becs la terre humide pour saisir des vers, et, sur l’étang couvert d’une buée légère, une sarcelle d’un brun cendré, plus mignonne que les canes domestiques, nageait entourée de ses petits qu’elle tâchait de maintenir près d’elle par des appels incessants, mais sans y parvenir, car ils s’échappaient pour s’élancer à travers les nénuphars fleuris où ils s’empêtraient, à la poursuite de tous les insectes qui passaient à leur portée. Tout à coup un rayon bleu rapide comme un éclair l’éblouit, et ce fut seulement après qu’il eut disparu qu’elle comprit que c’était un martin-pêcheur qui venait de traverser l’étang.
Longtemps, sans un mouvement qui, en trahissant sa présence, aurait fait envoler tout ce monde de la prairie, elle resta à sa fenêtre, à le regarder. Comme tout cela était joli dans cette fraîche lumière, gai, vivant, amusant, nouveau à ses yeux, assez féerique pour qu’elle se demandât si cette île avec sa hutte n’était point une petite arche de Noé.
À un certain moment elle vit l’étang se couvrir d’une ombre noire qui passait capricieusement, agrandie, rapetissée sans cause apparente, et cela lui parut d’autant plus inexplicable que le soleil qui s’était élevé au-dessus de l’horizon continuait de briller radieux dans le ciel sans nuage. D’où pouvait venir cette ombre ? Les étroites fenêtres de l’aumuche ne lui permettant pas de s’en rendre compte, elle ouvrit la porte et vit qu’elle était produite par des tourbillons de fumée qui passaient avec la brise, et venaient des hautes cheminées de l’usine où déjà des feux étaient allumés pour que la vapeur fût en pression à l’entrée des ouvriers.
Le travail allait donc bientôt commencer, et il était temps qu’elle quittât l’aumuche pour se rapprocher des ateliers. Cependant avant de sortir, elle ramassa un journal posé sur le billot qu’elle n’avait pas aperçu, mais que la pleine lumière qui sortait par la porte ouverte lui montra, et machinalement elle jeta les yeux sur son titre : c’était le Journal d’Amiens du 25 février précédent, et alors elle fit cette réflexion que de la place qu’occupait ce journal sur le seul siège où l’on pouvait s’asseoir, aussi bien que de sa date, il résultait la preuve que depuis le 25 février l’aumuche était abandonnée, et que personne n’avait passé sa porte.
Au moment où sortant de l’oseraie elle arrivait dans le chemin, un gros sifflet fit entendre sa voix rauque et puissante au-dessus de l’usine, et presque aussitôt d’autres sifflets lui répondirent à des distances plus ou moins éloignées, par des coups également rythmés.
Elle comprit que c’était le signal d’appel des ouvriers qui partait de Maraucourt, et se répétait de villages en villages, Saint-Pipoy, Harcheux, Bacourt, Flexelles dans toutes les usines Paindavoine, annonçant à leur maître que partout en même temps on était prêt pour le travail.
Alors, craignant d’être en retard, elle hâta le pas, et en entrant dans le village elle trouva toutes les maisons ouvertes ; sur les seuils, des ouvriers mangeaient leur soupe, debout, accolés au chambranle de la porte ; dans les cabarets d’autres buvaient, dans les cours, d’autres se débarbouillaient à la pompe ; mais personne ne se dirigeait vers l’usine, ce qui signifiait assurément qu’il n’était pas encore l’heure d’entrer aux ateliers, et que, par conséquent, elle n’avait pas à se presser.
Mais trois petits coups qui sonnèrent à l’horloge, et qui furent aussitôt suivis d’un sifflement plus fort, plus bruyant que les précédents firent instantanément succéder le mouvement à cette tranquillité : des maisons, des cours, des cabarets, de partout sortit une foule compacte qui emplit la rue comme l’eût fait une fourmilière, et cette troupe d’hommes, de femmes, d’enfants, se dirigea vers l’usine ; les uns fumant leur pipe à toute vapeur ; les autres mâchant une croûte hâtivement en s’étouffant ; le plus grand nombre bavardant bruyamment : à chaque instant des groupes débouchaient des ruelles latérales et se mêlaient à ce flot noir qu’ils grossissaient sans le ralentir.
Dans une poussée de nouveaux arrivants Perrine aperçut Rosalie en compagnie de la Noyelle, et en se faufilant elle les rejoignit :
« Où donc que vous étiez ? demanda Rosalie surprise.
– Je me suis levée de bonne heure, pour me promener un peu.
– Ah ! bon. Je vous ai cherchée.
– Je vous remercie bien ; mais il ne faut jamais me chercher, je suis matineuse. »
On arrivait à l’entrée des ateliers, et le flot s’engouffrait dans l’usine sous l’œil d’un homme grand, maigre, qui se tenait à une certaine distance de la grille, les mains dans les poches de son veston, le chapeau de paille rejeté en arrière, mais la tête un peu penchée en avant, le regard attentif, de façon que personne ne défilât devant lui sans qu’il le vît.
« Le Mince », dit Rosalie d’une voix sifflée.
Mais Perrine n’avait pas besoin de ce mot ; avant qu’il lui fût jeté, elle avait deviné dans cet homme le directeur Talouel.
« Est-ce qu’il faut que j’entre avec vous ? demanda Perrine.
– Bien sûr. »
Pour elle, le moment était décisif, mais elle se raidit contre son émotion : pourquoi ne voudrait-il pas d’elle puisqu’on acceptait tout le monde ?
Quand elles arrivèrent devant lui, Rosalie dit à Perrine de la suivre et, sortant de la foule, elle s’approcha sans paraître intimidée :
« M’sieu le directeur, dit-elle, c’est une camarade qui voudrait travailler. »
Talouel jeta un rapide coup d’œil sur cette camarade :
« Dans un moment nous verrons », répondit-il.
Et Rosalie, qui savait ce qu’il convenait de faire, se plaça à l’écart avec Perrine.
À ce moment un brouhaha se produisit à la grille et les ouvriers s’écartèrent avec empressement, laissant le passage libre au phaéton de M. Vulfran, conduit par le même jeune homme que la veille : bien que tout le monde sût qu’il ne pouvait pas voir, toutes les têtes d’hommes se découvrirent devant lui, tandis que les femmes saluaient d’une courte révérence.
« Vous voyez qu’il n’arrive pas le dernier », dit Rosalie.
Le directeur fit quelques pas pressés au-devant du phaéton :
« Monsieur Vulfran, je vous présente mon respect, dit-il le chapeau à la main.
– Bonjour, Talouel. »
Perrine suivit des yeux la voiture qui continuait son chemin, et, quand elle les ramena sur la grille, elle vit successivement passer les employés qu’elle connaissait déjà : Fabry l’ingénieur, Bendit, Mombleux et d’autres que Rosalie lui nomma.
Cependant la cohue s’était éclaircie, et maintenant ceux qui arrivaient couraient, car l’heure allait sonner.
« Je crois bien que les jeunes vont être en retard », dit Rosalie à mi-voix.
L’horloge sonna, il y eut une dernière poussée, puis quelques retardataires parurent à la queue leu leu, essoufflés, et la rue se trouva vide ; cependant Talouel ne quitta pas sa place et, les mains dans les poches, il continua à regarder au loin, la tête haute.
Quelques minutes s’écoulèrent, puis apparut un grand jeune homme qui n’était pas un ouvrier, mais bien un monsieur, beaucoup plus monsieur même par ses manières et sa tenue soignée que l’ingénieur et les employés ; tout en marchant à pas hâtés il nouait sa cravate, ce qu’il n’avait pas eu le temps de faire évidemment.
Quand il arriva devant le directeur, celui-ci ôta son chapeau comme il l’avait fait pour M. Vulfran, mais Perrine remarqua que les deux saluts ne se ressemblaient en rien.
« Monsieur Théodore, je vous présente mon respect », dit Talouel.
Mais bien que cette phrase fût formée des mêmes mots que celle qu’il avait adressée à M. Vulfran, elle ne disait pas du tout la même chose, cela était évident aussi.
« Bonjour, Talouel. Est-ce que mon oncle est arrivé ?
– Mon Dieu oui, monsieur Théodore, il y a bien cinq minutes.
– Ah !
– Vous n’êtes pas le dernier ; c’est M. Casimir qui aujourd’hui est en retard, bien que comme vous il n’ait pas été à Paris ; mais je l’aperçois là-bas. »
Tandis que Théodore se dirigeait vers les bureaux, Casimir avançait rapidement.
Celui-là ne ressemblait en rien à son cousin, pas plus dans sa personne que dans sa tenue ; petit, raide, sec ; quand il passa devant le directeur, cette raideur se précisa dans la courte inclinaison de tête qu’il lui adressa sans un seul mot.
Les mains toujours dans les poches de son veston, Talouel lui présenta aussi son respect, et ce fut seulement quand il eut disparu qu’il se tourna vers Rosalie :
« Qu’est-ce qu’elle sait faire ta camarade ?
Perrine répondit elle-même à cette question :
« Je n’ai pas encore travaillé dans les usines », dit-elle d’une voix qu’elle s’efforça d’affermir.
Talouel l’enveloppa d’un rapide coup d’œil, puis s’adressant à Rosalie :
« Dis de ma part à Oneux de la mettre aux wagonets, et ouste ! plus vite que ça.
– Qu’est-ce que c’est que les wagonets ? » demanda Perrine en suivant Rosalie à travers les vastes cours qui séparaient les ateliers les uns des autres. Serait-elle en état d’accomplir ce travail, en aurait-elle la force, l’intelligence ? fallait-il un apprentissage ? toutes questions terribles pour elle, et qui l’angoissaient d’autant plus que maintenant qu’elle se voyait admise dans l’usine, elle sentait qu’il dépendait d’elle de s’y maintenir.
« N’ayez donc pas peur, répondit Rosalie qui avait compris son émotion ; rien n’est plus facile. »
Perrine devina le sens de ces paroles plutôt qu’elle ne les entendit ; car, depuis quelques instants déjà, les machines, les métiers s’étaient mis en marche dans l’usine, morte lorsqu’elle y était entrée, et maintenant un formidable mugissement, dans lequel se confondaient mille bruits divers, emplissait les cours ; aux ateliers, les métiers à tisser battaient, les navettes couraient, les broches, les bobines tournaient, tandis que dehors les arbres de transmission, les roues, les courroies, les volants, ajoutaient le vertige des oreilles à celui des yeux.
« Voulez-vous parler plus fort ? dit Perrine, je ne vous entends pas.
– L’habitude vous viendra, cria Rosalie, je vous disais que ce n’est pas difficile ; il n’y a qu’à charger les cannettes sur les wagonets ; savez-vous ce que c’est qu’un wagonet ?
– Un petit wagon, je pense.
– Justement, et quand le wagonet est plein, à le pousser jusqu’au tissage où on le décharge ; un bon coup au départ, et ça roule tout seul.
– Et une cannette, qu’est-ce que c’est au juste ?
– Vous ne savez pas ce que c’est qu’une cannette ? oh ! Puisque je vous ai dit hier que les cannetières étaient des machines à préparer le fil pour les navettes ; vous devez bien voir ce que c’est.
– Pas trop. »
Rosalie la regarda, se demandant évidemment si elle était stupide ; puis elle continua :
« Enfin, c’est des broches enfoncées dans des godets, sur lesquelles s’enroule le fil ; quand elles sont pleines, on les retire du godet, on en charge les wagonets qui roulent sur un petit chemin de fer, et on les mène aux ateliers de tissage ; ça fait une promenade ; j’ai commencé par là, maintenant je suis aux cannettes. »
Elles avaient traversé un dédale de cours, sans que Perrine, attentive à ces paroles, pour elles si pleines d’intérêt, put arrêter ses yeux sur ce qu’elle voyait autour d’elle, quand Rosalie lui désigna de la main une ligne de bâtiments neufs, à un étage, sans fenêtres, mais éclairés à l’exposition du nord par des châssis vitrés qui formaient la moitié du toit.
« C’est là », dit-elle.
Et aussitôt ayant ouvert une porte, elle introduisit Perrine dans une longue salle, où la valse vertigineuse de milliers de broches en mouvement produisait un vacarme assourdissant.
Cependant, malgré le tapage, elles entendirent une voix d’homme qui criait :
« Te voilà, rôdeuse !
– Qui, rôdeuse ? qui rôdeuse ? s’écria Rosalie, ce n’est pas moi, entendez-vous, père la Quille ?
– D’où viens-tu ?
– C’est l’Mince qui m’a dit de vous amener cette jeune fille pour que vous la mettiez aux wagonets, »
Celui qui leur avait adressé cet aimable salut était un vieil ouvrier à jambe de bois, estropié une dizaine d’années auparavant dans l’usine, d’où son nom de la Quille. Pour ses invalides, on l’avait mis surveillant aux cannetières, et il faisait marcher les enfants placés sous ses ordres, rondement, rudement, toujours grondant, bougonnant, criant, jurant, car le travail de ces machines est assez pénible, demandant autant d’attention de l’œil que de prestesse de la main pour enlever les canettes pleines, les remplacer par d’autres vides, rattacher les fils cassés, et il était convaincu que s’il ne jurait pas et ne criait pas continuellement, en appuyant chaque juron d’un vigoureux coup du pilon de sa jambe de bois appliqué sur le plancher, il verrait ses broches arrêtées, ce qui pour lui était intolérable. Mais comme, au fond, il était bon homme, on ne l’écoutait guère, et, d’ailleurs, une partie de ses paroles se perdait dans le tapage des machines.
« Avec tout ça, tes broches sont arrêtées ! cria-t-il à Rosalie en la menaçant du poing.
– C’est-y ma faute ?
– Mets-toi au travail pus vite que ça. »
Puis, s’adressant à Perrine :
« Comment t’appelles-tu ? »
Comme elle ne voulait pas donner son nom, cette demande qu’elle aurait dû prévoir, puisque la veille Rosalie la lui avait posée, la surprit, et elle resta interloquée.
Il crut qu’elle n’avait pas entendu et, se penchant vers elle, il cria en frappant un coup de pilon sur le plancher :
« Je te demande ton nom. »
Elle avait eu le temps de se remettre et de se rappeler celui qu’elle avait déjà donné :
« Aurélie, dit-elle.
– Aurélie qui ?
– C’est tout.
– Bon ; viens avec moi. »
Il la conduisit devant un wagonet garé dans un coin, et lui répéta les explications de Rosalie, s’arrêtant à chaque mot pour crier :
« Comprends-tu ? »
À quoi elle répondait d’un signe de tête affirmatif.
Et de fait son travail était si simple qu’il eût fallu qu’elle fût stupide pour ne pas pouvoir s’en acquitter ; et, comme elle y apportait toute son attention, tout son bon vouloir, le père la Quille, jusqu’à la sortie, ne cria pas plus d’une douzaine de fois après elle, et encore plutôt pour l’avertir que pour la gronder :
« Ne t’amuse pas en chemin. »
S’amuser elle n’y pensait pas, mais au moins, tout en poussant son wagonet d’un bon pas régulier, sans s’arrêter, pouvait-elle regarder ce qui se passait dans les différents quartiers qu’elle traversait, et voir ce qui lui avait échappé pendant qu’elle écoutait les explications de Rosalie ? Un coup d’épaule pour mettre son chariot en marche, un coup de reins pour le retenir lorsque se présentait un encombrement, et c’était tout ; ses yeux, comme ses idées, avaient pleine liberté de courir comme elle voulait.
À la sortie, tandis que chacun se hâtait pour rentrer chez soi, elle alla chez le boulanger et se fit couper une demi-livre de pain qu’elle mangea en flânant par les rues, et en humant la bonne odeur de soupe qui sortait des portes ouvertes devant lesquelles elle passait, lentement quand c’était une soupe qu’elle aimait, plus vite quand c’en était une qui la laissait indifférente. Pour sa faim, une demi-livre de pain était mince, aussi disparut-elle vite ; mais peu importait, depuis le temps qu’elle était habituée à imposer silence à son appétit, elle ne s’en portait pas plus mal : il n’y a que les gens habitués à trop manger qui s’imaginent qu’on ne peut pas rester sur sa faim ; de même, il n’y a que ceux qui ont toujours eu leurs aises, pour croire qu’on ne peut pas boire à sa soif, dans le creux de sa main, au courant d’une claire rivière.
Bien avant l’heure de la rentrée aux ateliers, elle se trouva à la grille des shèdes, et à l’ombre d’un pilier, assise sur une borne, elle attendit le sifflet d’appel, en regardant des garçons et des filles de son âge arrivés comme elle en avance, jouer à courir ou à sauter, mais sans oser se mêler à leurs jeux, malgré l’envie qu’elle en avait.
Quand Rosalie arriva, elle rentra avec elle et reprit son travail, activé comme dans la matinée par les cris et les coups de pilon de la Quille, mais mieux justifiés que dans la matinée, car à la longue la fatigue, à mesure que la journée avançait, se faisait plus lourdement sentir. Se baisser, se relever pour charger et décharger le wagonet, lui donner un coup d’épaule pour le démarrer, un coup de reins pour le retenir, le pousser, l’arrêter, qui n’était qu’un jeu en commençant, répété, continué sans relâche, devenait un travail, et avec les heures, les dernières surtout, une lassitude qu’elle n’avait jamais connue, même dans ses plus dures journées de marche, avait pesé sur elle.
« Ne lambine donc pas comme ça ! » criait la Quille.
Secouée par le coup de pilon qui accompagnait ce rappel, elle allongeait le pas comme un cheval sous un coup de fouet, mais pour ralentir aussitôt qu’elle se voyait hors de sa portée. Et maintenant tout à sa besogne, qui l’engourdissait, elle n’avait plus de curiosité et d’attention que pour compter les sonneries de l’horloge, les quarts, la demie, l’heure, se demandant quand la journée finirait et si elle pourrait aller jusqu’au bout.
Quand cette question l’angoissait, elle s’indignait et se dépitait de sa faiblesse. Ne pouvait-elle pas faire ce que faisaient les autres qui n’étant ni plus âgées, ni plus fortes qu’elle, s’acquittaient de leur travail sans paraître en souffrir ; et cependant elle se rendait bien compte que ce travail était plus dur que le sien, demandait plus d’application d’esprit, plus de dépense d’agilité. Que fût-elle devenue si, au lieu de la mettre aux wagonets, on l’avait tout de suite employée aux cannettes ? Elle ne se rassurait qu’en se disant que c’était l’habitude qui lui manquait, et qu’avec du courage, de la volonté, de la persévérance, cette accoutumance lui viendrait ; pour cela comme pour tout, il n’y avait qu’à vouloir, et elle voulait, elle voudrait. Qu’elle ne faiblit pas tout à fait ce premier jour, et le second serait moins pénible, moins le troisième que le second.
Elle raisonnait ainsi en poussant ou en chargeant son wagonet, et aussi en regardant ses camarades travailler avec cette agilité qu’elle leur enviait, lorsque tout à coup elle vit Rosalie, qui rattachait un fil, tomber à côté de sa voisine : un grand cri éclata, en même temps tout s’arrêta ; et au tapage des machines, aux ronflements, aux vibrations, aux trépidations du sol, des murs et du vitrage succéda un silence de mort, coupé d’une plainte enfantine :
« Oh ! la ! la ! »
Garçons, filles, tout le monde s’était précipité ; elle fit comme les autres, malgré les cris de la Quille qui hurlait :
« Tonnerre ! mes broches arrêtées ! »
Déjà Rosalie avait été relevée ; on s’empressait autour d’elle, l’étouffant.
« Qu’est-ce qu’elle a ? »
Elle-même répondit :
« La main écrasée. »
Son visage était pâle, ses lèvres décolorées tremblaient, et des gouttes de sang tombaient de sa main blessée sur le plancher.
Mais, vérification faite, il se trouva qu’elle n’avait que deux doigts blessés, et peut-être même un seul écrasé ou fortement meurtri.
Alors la Quille, qui avait eu un premier mouvement de compassion, entra en fureur et bouscula les camarades qui entouraient Rosalie.
« Allez-vous me fiche le camp ? V’là-t-il pas une affaire !
– C’était peut-être pas une affaire quand vous avez eu la quille écrasée », murmura une voix.
Il chercha qui avait osé lâcher cette réflexion irrespectueuse, mais il lui fut impossible de trouver une certitude dans le tas. Alors il n’en cria que plus fort :
« Fichez-moi le camp ! »
Lentement on se sépara, et Perrine comme les autres allait retourner à son wagonet quand la Quille l’appela :
« Hé, la nouvelle arrivée, viens ici, toi, plus vite que ça. »
Elle revint craintivement, se demandant en quoi elle était plus coupable que toutes celles qui avaient abandonné leur travail ; mais il ne s’agissait pas de la punir.
« Tu vas conduire cette bête-là chez le directeur, dit-il.
– Pourquoi que vous m’appelez bête ? cria Rosalie, car déjà le tapage des machines avait recommencé.
– Pour t’être fait prendre la patte, donc.
– C’est-y ma faute ?
– Bien sûr que c’est ta faute, maladroite, feignante... »
Cependant il s’adoucit :
« As-tu mal ?
– Pas trop.
– Alors file. »
Elles sortirent toutes les deux, Rosalie tenant sa main blessée, la gauche, dans sa main droite.
« Voulez-vous vous appuyer sur moi ? demanda Perrine.
– Merci bien ; ce n’est pas la peine, je peux marcher.
– Alors cela ne sera rien, n’est-ce pas ?
– On ne sait pas ; ce n’est jamais le premier jour qu’on souffre, c’est plus tard.
– Comment cela vous est-il arrivé ?
– Je n’y comprends rien ; j’ai glissé.
– Vous êtes peut-être fatiguée, dit Perrine pensant à elle-même.
– C’est toujours quand on est fatigué qu’on s’estropie ; le matin on est plus souple et on fait attention. Qu’est-ce que va dire tante Zénobie ?
– Puisque ce n’est pas votre faute.
– Mère Françoise croira bien que ce n’est pas ma faute, mais tante Zénobie dira que c’est pour ne pas travailler.
– Vous la laisserez dire.
– Si vous croyez que c’est amusant d’entendre dire. »
Sur leur chemin les ouvriers qui les rencontraient les arrêtaient pour les interroger : les uns plaignaient Rosalie ; le plus grand nombre l’écoutaient indifféremment, en gens qui sont habitués à ces sortes de choses et se disent que ça a toujours été ainsi ; on est blessé comme on est malade, on a de la chance ou on n’en a pas ; chacun son tour, toi aujourd’hui, moi demain ; d’autres se fâchaient :
« Quand ils nous auront tous estropiés !
– Aimes-tu mieux crever de faim ? »
Elles arrivèrent au bureau du directeur, qui se trouvait au centre de l’usine, englobé dans un grand bâtiment en briques vernissées bleues et roses, où tous les autres bureaux étaient réunis ; mais tandis que ceux-là, même celui de M. Vulfran, n’avaient rien de caractéristique, celui du directeur se signalait à l’attention par une véranda vitrée à laquelle on arrivait par un perron à double révolution.
Quand elles entrèrent sous cette véranda, elles furent reçues par Talouel, qui se promenait en long et en large comme un capitaine sur sa passerelle, les mains dans ses poches, son chapeau sur la tête.
Il paraissait furieux :
« Qu’est-ce qu’elle a encore celle-là ? » cria-t-il.
Rosalie montra sa main ensanglantée.
« Enveloppe-la donc de ton mouchoir, ta patte ! » cria-t-il.
Pendant qu’elle tirait difficilement son mouchoir, il arpentait la véranda à grands pas ; quand elle l’eut tortillé autour de sa main, il revint se camper devant elle :
« Vide la poche. »
Elle regarda sans comprendre.
« Je te dis de tirer tout ce qui se trouve dans ta poche. »
Elle fit ce qu’il commandait et tira de sa poche un attirail de choses bizarres : un sifflet fait dans une noisette, des osselets, un dé, un morceau de jus de réglisse, trois sous et un petit miroir en zinc.
Il le saisit aussitôt :
« J’en étais sûr, s’écria-t-il, pendant que tu te regardais dans ton miroir un fil aura cassé, ta cannette s’est arrêtée, tu as voulu rattraper le temps perdu, et voilà.
– Je me suis pas regardée dans ma glace, dit-elle.
– Vous êtes toutes les mêmes ; avec ça que je ne vous connais pas. Et maintenant qu’est-ce que tu as ?
– Je ne sais pas ; les doigts écrasés.
– Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
– C’est le père la Quille qui m’envoie à vous. »
Il s’était retourné vers Perrine.
« Et toi, qu’est-ce que tu as ?
– Moi, je n’ai rien, répondit-elle décontenancée par cette dureté.
– Alors ?...
– C’est la Quille qui lui a dit de m’amener à vous, acheva Rosalie.
– Ah ! il faut qu’on t’amène ; eh bien alors qu’elle te conduise chez le Dr Ruchon ; mais tu sais ! je vais faire une enquête, et si tu as fauté, gare à toi ! »
Il parlait avec des éclats de voix qui faisaient résonner les vitres de la véranda, et qui devaient s’entendre dans tous les bureaux.
Comme elles allaient sortir, elles virent arriver M. Vulfran qui marchait avec précaution en ne quittant pas de la main le mur du vestibule :
« Qu’est-ce qu’il y a, Talouel ?
– Rien, monsieur, une fille des cannetières qui s’est fait prendre la main.
– Où est-elle ?
– Me voici, monsieur Vulfran, dit Rosalie en revenant vers lui.
– N’est-ce pas la voix de la petite fille de Françoise ? dit-il.
– Oui, monsieur Vulfran, c’est moi, c’est moi Rosalie. »
Et elle se mit à pleurer, car les paroles dures lui avaient jusque-là serré le cœur et l’accès de compassion avec lequel ces quelques mots lui étaient adressés le détendait.
« Qu’est-ce que tu as, ma pauvre fille ?
– En voulant rattacher un fil j’ai glissé, je ne sais comment, ma main s’est trouvée prise, j’ai deux doigts écrasés... il me semble.
– Tu souffres beaucoup ?
– Pas trop.
– Alors pourquoi pleures-tu ?
– Parce que vous ne me bousculez pas. »
Talouel haussa les épaules.
« Tu peux marcher ? demanda M. Vulfran.
– Oh ! oui, monsieur Vulfran.
– Rentre vite chez toi ; on va t’envoyer M. Ruchon. »
Et s’adressant à Talouel :
« Écrivez une fiche à M. Ruchon pour lui dire de passer tout de suite chez Françoise ; soulignez « tout de suite », ajoutez « blessure urgente ».
Il revint à Rosalie :
« Veux-tu quelqu’un pour te conduire ?
– Je vous remercie, monsieur Vulfran, j’ai une camarade.
– Va, ma fille ; dis à ta grand’mère que tu seras payée. »
C’était Perrine maintenant qui avait envie de pleurer ; mais sous le regard de Talouel elle se raidit ; ce fut seulement quand elles traversèrent les cours pour gagner la sortie qu’elle trahit son émotion :
« Il est bon M. Vulfran.
– Il le serait ben tout seul ; mais avec le Mince, il ne peut pas ; et puis il n’a pas le temps, il a d’autres affaires dans la tête.
– Enfin il a été bon pour vous. »
Rosalie se redressa :
« Oh ! moi, vous savez, je le fais penser à son fils ; alors vous comprenez, ma mère était la sœur de lait de M.
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