Edmond.

– Il pense à son fils ?

– Il ne pense qu’à ça. »

On se mettait sur les portes pour les voir passer, le mouchoir teint de sang dont la main de Rosalie était enveloppée provoquant la curiosité ; quelques voix aussi les interrogeaient :

« T’es blessée ?

– Les doigts écrasés.

– Ah ! malheur ! »

Il y avait autant de compassion que de colère dans ce cri, car ceux qui le proféraient pensaient que ce qui venait d’arriver à cette fille pouvait les frapper le lendemain ou à l’instant même dans les leurs, mari, père, enfants : tout le monde à Maraucourt ne vivait-il pas de l’usine ?

Malgré ces arrêts, elles approchaient de la maison de mère Françoise, dont déjà la barrière grise se montrait au bout du chemin.

« Vous allez entrer avec moi, dit Rosalie.

– Je veux bien.

– Ça retiendra peut-être tante Zénobie. »

Mais la présence de Perrine ne retint pas du tout la terrible tante qui, en voyant Rosalie arriver à une heure insolite, et en apercevant sa main enveloppée, poussa les hauts cris :

« Te v’là blessée, coquine ! Je parie que tu l’as fait exprès.

– Je serai payée, répliqua Rosalie rageusement.

– Tu crois ça ?

– M. Vulfran me l’a dit. »

Mais cela ne calma pas tante Zénobie, qui continua de crier si fort que mère Françoise, quittant son comptoir, vint sur le seuil ; mais ce ne fut pas par des paroles de colère qu’elle accueillit sa petite-fille : courant à elle, elle la prit dans ses bras :

« Tu es blessée ? s’écria-t-elle.

– Un peu, grand’maman, aux doigts ; ce n’est rien.

– Il faut aller chercher M. Ruchon.

– M. Vulfran l’a fait prévenir. »

Perrine se disposait à les suivre dans la maison, mais tante Zénobie se retournant sur elle l’arrêta :

« Croyez-vous que nous avons besoin de vous pour la soigner ?

– Merci », cria Rosalie.

Perrine n’avait plus qu’à retourner à l’atelier, ce qu’elle fit ; mais au moment où elle allait arriver à la grille des shèdes, un long coup de sifflet annonça la sortie.

 

 

XVIII

 

Dix fois, vingt fois pendant la journée, elle s’était demandé comment elle pourrait bien ne pas coucher dans la chambrée où elle avait failli étouffer, où elle avait peu dormi.

Certainement elle y étoufferait tout autant la nuit suivante et elle ne dormirait pas mieux. Alors, si elle ne trouvait pas dans un bon repos à réparer l’épuisement de la fatigue du jour, qu’arriverait-il ?

C’était une question terrible dont elle pesait toutes les conséquences ; qu’elle n’eût pas la force de travailler, on la renvoyait et c’en était fini de ses espérances ; qu’elle devint malade, on la renvoyait encore mieux, et elle n’avait personne à qui demander soins et secours : le pied d’un arbre dans un bois, c’était ce qui l’attendait, cela et rien autre chose.

Il est vrai qu’elle avait bien le droit de ne plus occuper le lit payé par elle ; mais alors où en trouverait-elle un autre, et surtout que dirait-elle à Rosalie pour expliquer d’une façon acceptable que ce qui était bon pour les autres ne l’était pas pour elle ? Comment les autres, quand elles connaîtraient ses dégoûts, la traiteraient-elles ? N’y aurait-il pas là une cause d’animosité qui pouvait la contraindre à quitter l’usine ? Ce n’était pas seulement bonne ouvrière qu’elle devait être, c’était encore ouvrière comme les autres ouvrières.

Et la journée s’était écoulée sans qu’elle osât se résoudre à prendre un parti.

Mais la blessure de Rosalie changeait la situation : maintenant que la pauvre fille allait rester au lit pendant plusieurs jours sans doute, elle ne saurait pas ce qui se passerait à la chambrée, qui y coucherait ou n’y coucherait point, et par conséquent ses questions ne seraient pas à craindre. D’autre part, comme aucune de celles qui occupaient la chambrée ne savait qui avait été leur voisine pour une nuit, elles ne s’occuperaient pas non plus de cette inconnue, qui pouvait très bien avoir pris un logement ailleurs.

Cela établi, et ce raisonnement fut vite fait, il ne restait qu’à trouver où elle irait coucher si elle abandonnait la chambrée.

Mais elle n’avait pas à chercher. Combien souvent n’avait-elle pas pensé à l’aumuche avec une convoitise ravie ! comme on serait bien là pour dormir si c’était possible ! rien à craindre de personne puisqu’elle n’était fréquentée que pendant la saison de la chasse, ainsi que le numéro du Journal d’Amiens le prouvait : un toit sur la tête, des murs chauds, une porte, et pour lit une bonne couche de fougères sèches ; sans compter le plaisir d’habiter dans une maison à soi, la réalité dans le rêve.

Et voilà que ce qui semblait irréalisable devenait tout à coup possible et facile.

Elle n’eut pas une seconde d’hésitation, et après avoir été chez le boulanger acheter la demi-livre de pain de son souper, au lieu de retourner chez mère Françoise, elle reprit le chemin qu’elle avait parcouru le matin pour venir aux ateliers.

Mais en ce moment des ouvriers qui demeuraient aux environs de Maraucourt suivaient ce chemin pour rentrer chez eux, et comme elle ne voulait point qu’ils la vissent se glisser dans le sentier de l’oseraie, elle alla s’asseoir dans le taillis qui dominait la prairie ; quand elle serait seule, elle gagnerait l’aumuche, et là bien tranquille, la porte ouverte sur l’étang, en face du soleil couchant, assurée que personne ne viendrait la déranger, elle souperait sans se presser, ce qui serait autrement agréable que d’avaler les morceaux en marchant, comme elle avait fait pour son déjeuner.

Elle était si ravie de cet arrangement qu’elle avait hâte de le mettre à exécution ; mais elle dut attendre assez longtemps, car après un passant, il en arrivait un autre, et après celui-là d’autres encore ; alors l’idée lui vint de préparer son emménagement dans l’aumuche, qui sans doute était propre et confortable, mais pouvait le devenir plus encore avec quelques soins.

Le taillis où elle était assise se trouvait en grande partie formé de maigres bouleaux sous lesquels avaient poussé des fougères ; qu’elle se fit un balai avec des brindilles de bouleau, et elle pourrait balayer son appartement ; qu’elle coupât une botte de fougères sèches, et elle pourrait se faire un bon lit doux et chaud.

Oubliant la fatigue, qui, pendant les dernières heures de son travail, avait si lourdement pesé sur elle, elle se mit tout de suite à l’ouvrage : promptement le balai fut réuni, lié avec un brin d’osier, emmanché d’un bâton ; non moins vite la botte de fougère fut coupée et serrée dans une hart de saule de façon à pouvoir être facilement transportée dans l’aumuche.

Pendant ce temps les derniers retardataires avaient passé dans le chemin, maintenant désert aussi loin qu’elle pouvait voir et silencieux ; le moment était donc venu de se rapprocher du sentier de l’oseraie. Ayant chargé la botte de fougère sur son dos et pris son balai à la main, elle descendit du taillis en courant, et en courant aussi traversa le chemin. Mais dans le sentier, il fallut qu’elle ralentit cette allure, car la botte de fougère s’accrochait aux branches et elle ne pouvait la faire passer qu’en se baissant à quatre pattes.

Arrivée dans l’îlot, elle commença par sortir ce qui se trouvait dans l’aumuche, c’est-à-dire le billot et la fougère, puis elle se mit à tout balayer, le plafond, les parois, le sol ; et alors, sur l’étang comme dans les roseaux, s’élevèrent des vols bruyants, des piaillements, des cris de toutes les bêtes que ce remue-ménage troublait dans leur tranquille possession de ces eaux et de ces rives où depuis longtemps ils étaient maîtres.

L’espace était si étroit qu’elle eut vite achevé son nettoyage, si consciencieusement qu’elle le fit, et elle n’eut plus qu’à rentrer le billot ainsi que la vieille fougère en la recouvrant de la sienne qui gardait encore la chaleur du soleil, avec le parfum des herbes fleuries au milieu desquelles elle avait poussé.

Maintenant il était temps de souper et son estomac criait famine presque aussi fort que sur la route d’Écouen à Chantilly. Heureusement ces mauvais jours étaient passés, et établie dans cette jolie petite île, son coucher assuré, n’ayant rien à craindre de personne, ni de la pluie, ni de l’orage, ni de quoi que ce fut, un bon morceau de pain dans sa poche, par cette belle et douce soirée, elle ne devait se rappeler ses misères que pour les comparer à l’heure présente et se fortifier dans l’espérance du lendemain.

Comme en mangeant lentement son pain, qu’elle coupait, par petits morceaux de peur de l’émietter, elle ne faisait plus de bruit, la population de l’étang, rassurée, revenait à son nid pour la nuit, et à chaque instant c’étaient des vols qui rayaient l’or du couchant, ou des apparitions d’oiseaux aquatiques qui sortaient avec précaution des roseaux et nageaient doucement, le cou allongé, la tête aux écoutes pour reconnaître la position. Et comme leur réveil l’avait amusée le matin, leur coucher maintenant la charmait.

Quant elle eut achevé son pain, qui tourna court, bien qu’elle fit, à mesure qu’il diminuait, les morceaux de plus en plus petits, les eaux de l’étang, quelques instants auparavant brillantes comme un miroir, étaient devenues sombres, et le ciel avait éteint son éblouissant incendie ; dans quelques minutes la nuit descendrait sur la terre, l’heure du coucher avait sonné.

Mais avant de fermer sa porte et de s’étendre sur son lit de fougère, elle voulut prendre une dernière précaution, qui était d’enlever le pont jeté sur le fossé. Assurément elle se croyait en pleine sécurité dans l’aumuche ; personne ne viendrait la déranger, de cela elle était sûre ; et, en tout cas, on ne pourrait pas en approcher sans que les habitants de l’étang, qui avaient l’oreille fine, lui donnassent l’éveil par leurs cris ; mais enfin, tout cela n’empêchait pas que l’enlèvement du pont, s’il était possible, ne fût une bonne chose.

Et puis il n’y avait pas que la question de sécurité dans cet enlèvement, il y avait aussi celle du plaisir : est-ce que ce ne serait pas amusant de se dire qu’elle était sans aucune communication avec la terre, dans une vraie île dont elle prenait possession ? Quel malheur de ne pas pouvoir hisser un drapeau sur le toit comme cela se voit dans les récits de voyages, et de tirer un coup de canon.

Vivement elle se mit à l’ouvrage, et ayant avec son manche à balai dégagé la terre qui à chaque bout entourait le tronc de saule servant de pont, elle put le tirer sur son bord.

Maintenant elle était bien chez elle, maîtresse dans son royaume, reine de son île qu’elle s’empressa de baptiser, comme font les grands voyageurs ; et pour le nom elle n’eut pas une seconde d’embarras ou d’hésitation : que pouvait-elle trouver de mieux que celui qui répondait à sa situation présente :

– Good hope.

Il y avait bien déjà le cap de Bonne-Espérance ; mais on ne peut pas confondre un cap avec une île.

 

 

XIX

 

C’est très amusant d’être reine, surtout quand on n’a ni sujets, ni voisins, mais encore faut-il n’avoir rien autre chose à faire que de se promener de fêtes en fêtes à travers ses États.

Et justement elle n’en était pas encore à l’heureuse période des fêtes et des promenades. Aussi quand le lendemain, au jour levant, la population volatile de l’étang la réveilla par son aubade, et qu’un rayon de soleil, passant par une des ouvertures de l’aumuche, se joua sur son visage, pensa-t-elle tout de suite que ce n’était plus à poings fermés qu’elle pouvait dormir, mais assez légèrement au contraire, pour se réveiller lorsque le premier coup de sifflet ferait entendre son appel.

Mais le sommeil le plus solide n’est pas toujours le meilleur, c’est bien plutôt celui qui s’interrompt, reprend, s’interrompt encore et donne ainsi la conscience de la rêverie qui se suit et s’enchaîne ; et sa rêverie n’avait rien que d’agréable et de riant : en dormant, sa fatigue de la veille avait si bien disparu qu’elle ne s’en souvenait même plus ; son lit était doux, chaud, parfumé ; l’air qu’elle respirait embaumait le foin fané ; les oiseaux la berçaient de leurs chansons joyeuses, et les gouttes de rosée condensée sur les feuilles de saules qui tombaient dans l’eau faisaient une musique cristalline.

Quand le sifflet déchira le silence de la campagne, elle fut vite sur ses pieds, et après une toilette soignée au bord de l’étang, elle se prépara à partir. Mais sortir de son île en remettant le pont en place lui parut un moyen qui, en plus de sa vulgarité, présentait ce danger d’offrir le passage à ceux qui pourraient vouloir entrer dans l’aumuche, si tant était que quelqu’un eût avant l’hiver cette idée invraisemblable. Elle restait devant le fossé, se demandant si elle pourrait le franchir d’un bond, quand elle aperçut une longue branche qui étayait l’aumuche du côté où les saules manquaient, et la prenant, elle s’en servit pour sauter le fossé à la perche, ce qui pour elle, habituée à cet exercice qu’elle avait pratiqué bien souvent, fut un jeu. Peut-être était-ce là une façon peu noble de sortir de son royaume, mais comme personne ne l’avait vue, au fond cela importait peu ; d’ailleurs les jeunes reines doivent pouvoir se permettre des choses qui sont interdites aux vieilles.

Après avoir caché sa perche dans l’herbe de l’oseraie pour la retrouver quand elle voudrait rentrer le soir, elle partit et arriva à l’usine une des premières. Alors, en attendant, elle vit des groupes se former et discuter avec une animation qu’elle n’avait pas remarquée la veille. Que se passait-il donc ?

Quelques mots qu’elle entendit au hasard le lui apprirent :

« Pove fille !

– On y a copé le dé.

– L’pétiot dé ?

– L’pétiot.

– Et l’ote ?

– On y a pas copé.

– All’ a criai ?

– C’tait des beuglements à faire pleurer ceux qui l’y entendaient. »

Perrine n’avait pas besoin de demander à qui on avait coupé le doigt ; et après le premier saisissement de la surprise, son cœur se serra : sans doute elle ne la connaissait que depuis deux jours, mais celle qui l’avait accueillie à son arrivée, qui l’avait guidée, l’avait traitée en camarade, c’était cette pauvre fille qui venait de si cruellement souffrir et qui allait rester estropiée.

Elle réfléchissait désolée, quand, en levant les yeux machinalement, elle vit venir Bendit ; alors, se levant, elle alla à lui, sans bien savoir ce qu’elle faisait et sans se rendre compte de la liberté qu’elle prenait, dans son humble position, d’adresser la parole à un personnage de cette importance, qui de plus était Anglais.

« Monsieur, dit-elle en anglais, voulez-vous me permettre de vous demander, si vous le savez, comment va Rosalie ? »

Chose extraordinaire, il daigna abaisser les yeux sur elle et lui répondre :

« J’ai vu sa grand’mère, ce matin, qui m’a dit qu’elle avait bien dormi.

– Ah ! monsieur, je vous remercie. »

Mais Bendit, qui de sa vie n’avait jamais remercié personne, ne sentit pas tout ce qu’il y avait d’émotion et de cordiale reconnaissance dans l’accent de ces quelques mots.

« Je suis bien aise », dit-il en continuant son chemin.

Pendant toute la matinée elle ne pensa qu’à Rosalie, et elle put d’autant plus librement suivre sa vision que déjà elle était faite à son travail qui n’exigeait plus l’attention.

À la sortie, elle courut à la maison de mère Françoise, mais comme elle eut la mauvaise chance de tomber sur la tante, elle n’alla pas plus loin que le seuil de la porte.

« Voir Rosalie, pourquoi faire ? Le médecin a dit qu’il ne fallait pas l’éluger. Quand elle se lèvera, elle vous racontera comment elle s’est fait estropier, l’imbécile ! »

La façon dont elle avait été accueillie le matin l’empêcha de revenir le soir ; puisque certainement elle ne serait pas mieux reçue, elle n’avait qu’à rentrer dans son île qu’elle avait hâte de revoir. Elle la retrouva telle qu’elle l’avait quittée, et ce jour-là n’ayant pas de ménage à faire, elle put souper tout de suite.

Elle s’était promis de prolonger ce souper ; mais si petits qu’elle coupât ses morceaux de pain, elle ne put pas les multiplier indéfiniment, et quand il ne lui en resta plus, le soleil était encore haut à l’horizon ; alors, s’asseyant au fond de l’aumuche sur le billot, la porte ouverte, ayant devant elle l’étang et au loin les prairies coupées de rideaux d’arbres, elle rêva au plan de vie qu’elle devait se tracer.

Pour son existence matérielle, trois points principaux d’une importance capitale se présentaient : le logement, la nourriture, l’habillement.

Le logement, grâce à la découverte qu’elle avait eu l’heureuse chance de faire de cette île, se trouvait assuré au moins jusqu’en octobre, sans qu’elle eût rien à dépenser.

Mais la question de nourriture et d’habillement ne se résolvait pas avec cette facilité.

Était-il possible que pendant des mois et des mois, une livre de pain par jour fût un aliment suffisant pour entretenir les forces qu’elle dépensait dans son travail ? Elle n’en savait rien, puisque jusqu’à ce moment elle n’avait pas travaillé sérieusement ; la peine, la fatigue, les privations, oui, elle les connaissait, seulement c’était par accident, pour quelques jours malheureux suivis d’autres qui effaçaient tout ; tandis que le travail répété, continu, elle n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait être, pas plus que des dépenses qu’il exigeait à la longue. Sans doute, elle trouvait que depuis deux jours ses repas tournaient court ; mais ce n’était là, en somme, qu’un ennui pour qui avait connu comme elle le supplice de la faim ; qu’elle restât sur son appétit n’était rien, si elle conservait la santé et la force. D’ailleurs, elle pourrait bientôt augmenter sa ration, et aussi mettre sur son pain un peu de beurre, un morceau de fromage ; elle n’avait donc qu’à attendre, et quelques jours de plus ou de moins, des semaines même n’étaient rien.

Au contraire l’habillement, au moins pour plusieurs de ses parties, était dans un état de délabrement qui l’obligeait à agir au plus vite, car les raccommodages faits pendant ses quelques journées de séjour auprès de La Rouquerie, ne tenaient plus.

Ses souliers particulièrement s’étaient si bien amincis que la semelle fléchissait sous le doigt quand elle la tâtait : il n’était pas difficile de calculer le moment où elle se détacherait de l’empeigne, et cela se produirait d’autant plus vite que, pour conduire son wagonet, elle devait passer par des chemins empierrés depuis peu, où l’usure était rapide. Quand cela arriverait, comment ferait-elle ? Évidemment elle devrait acheter de nouvelles chaussures ; mais devoir et pouvoir sont deux ; où trouverait-elle l’argent de cette dépense ?

La première chose à faire, celle qui pressait le plus, était de se fabriquer des chaussures, et cela présentait pour elle des difficultés qui tout d’abord, quand elle en envisagea l’exécution, la découragèrent. Jamais elle n’avait eu l’idée de se demander ce qu’était un soulier ; mais quand elle en eut retiré un de son pied pour l’examiner, et qu’elle vit comment l’empeigne était cousue à la semelle, le quartier réuni à l’empeigne et le talon ajouté au tout, elle comprit que c’était un travail au-dessus de ses forces et de sa volonté, qui ne pouvait lui inspirer que du respect pour l’art du cordonnier. Fait d’une seule pièce et dans un morceau de bois, un sabot était par cela même plus facile ; mais comment le creuser quand, pour tout outil, elle n’avait que son couteau ?

Elle réfléchissait tristement à ces impossibilités, quand ses yeux, errant vaguement sur l’étang et ses rives, rencontrèrent une touffe de roseaux qui les arrêta : les tiges de ces roseaux étaient vigoureuses, hautes, épaisses, et parmi celles poussées au printemps, il y en avait de l’année précédente, tombées dans l’eau, qui ne paraissaient pas encore pourries. Voyant cela, une idée s’éveilla dans son esprit : on ne se chausse pas qu’avec des souliers de cuir et des sabots de bois ; il y a aussi des espadrilles dont la semelle se fait en roseaux tressés et le dessus en toile. Pourquoi n’essayerait-elle pas de se tresser des semelles avec ces roseaux qui semblaient poussés là exprès pour qu’elle les employât, si elle en avait l’intelligence ?

Aussitôt elle sortit de son île, et, suivant la rive, elle arriva à la touffe de roseaux, où elle vit qu’elle n’avait qu’à prendre à brassée parmi les meilleures tiges, c’est-à-dire celles qui, déjà desséchées, étaient cependant flexibles encore et résistantes.

Elle en coupa rapidement une grosse botte qu’elle rapporta dans l’aumuche où aussitôt elle se mit à l’ouvrage.

Mais après avoir fait un bout de tresse d’un mètre de long à peu près, elle comprit que cette semelle, trop légère parce qu’elle était trop creuse, n’aurait aucune solidité, et qu’avant de tresser les roseaux, il fallait qu’ils subissent une préparation qui, en écrasant leurs fibres, les transformerait en grosse filasse.

Cela ne pouvait l’arrêter ni l’embarrasser : elle avait un billot pour battre dessus les roseaux ; il ne lui manquait qu’un maillet ou un marteau ; une pierre arrondie qu’elle alla choisir sur la route, lui en tint lieu ; et tout de suite elle commença à battre les roseaux, mais sans les mêler. L’ombre de la nuit la surprit dans son travail ; et elle se coucha en rêvant aux belles espadrilles à rubans bleus qu’elle chausserait bientôt, car elle ne doutait pas de réussir, sinon la première fois, au moins la seconde, la troisième, la dixième.

Mais elle n’alla pas jusque-là : le lendemain soir elle avait assez de tresses pour commencer ses semelles, et le surlendemain, ayant acheté une alène courbe qui lui coûta un sou, une pelote de fil un sou aussi, un bout de ruban de coton bleu du même prix, vingt centimètres de gros coutil moyennant quatre sous, en tout sept sous, qui étaient tout ce qu’elle pouvait dépenser, si elle ne voulait pas se passer de pain le samedi, elle essaya de façonner une semelle à l’imitation de celle de son soulier : la première se trouva à peu près ronde, ce qui n’est pas précisément la forme du pied ; la deuxième, plus étudiée, ne ressembla à rien ; la troisième ne fut guère mieux réussie ; mais enfin la quatrième, bien serrée au milieu, élargie aux doigts, rapetissée au talon, pouvait être acceptée pour une semelle.

Quelle joie ! Une fois de plus la preuve était faite qu’avec de la volonté, de la persévérance, on réussit ce qu’on veut fermement, même ce qui d’abord paraît impossible, et qu’on n’a pour toute aide qu’un peu d’ingéniosité, sans argent, sans outils, sans rien.

L’outil qui lui manquait pour achever ses espadrilles, c’était des ciseaux. Mais leur achat entraînerait une telle dépense, qu’elle devait s’en passer. Heureusement elle avait son couteau ; et au moyen d’une pierre à aiguiser qu’elle alla chercher dans le lit de la rivière, elle put le rendre assez coupant pour tailler le coutil appliqué à plat sur le billot.

La couture de ces pièces d’étoffe n’alla pas non plus sans tâtonnements et recommencements ; mais enfin elle en vint à bout, et le samedi matin elle eut la satisfaction de partir chaussée de belles espadrilles grises qu’un ruban bleu croisé sur ses bas retenait bien à la jambe.

Pendant ce travail, qui lui avait pris quatre soirées et trois matinées commencées dès le jour levant, elle s’était demandée ce qu’elle ferait de ses souliers, alors qu’elle quitterait sa cabane.