Et bientôt elle eut la satisfaction de tremper une mouillette dans son œuf cuit à point ; à la première bouchée, il lui sembla qu’elle n’en avait jamais mangé d’aussi bon, et elle se dit qu’alors même que les marmitons de son rêve existeraient réellement ils ne pourraient certainement pas faire quelque chose qui approchât de cet œuf de sarcelle à la coque, cuit sous les cendres.

Réduite la veille à son seul pain sec, et n’imaginant pas qu’elle pût y rien ajouter avant plusieurs semaines, des mois, peut-être, ce souper aurait dû satisfaire son appétit et les tentations de son estomac. Cependant il n’en fut pas ainsi ; et elle n’avait pas fini son œuf qu’elle se demandait si elle ne pourrait pas accommoder d’une autre façon ceux qui lui restaient, aussi bien que ceux qu’elle se promettait de se procurer par de nouvelles trouvailles. Bon, très bon l’œuf à la coque ; mais bonne aussi une soupe chaude liée avec un jaune d’œuf. Et cette idée de soupe lui avait trotté par la tête avec le très vif regret d’être obligée de renoncer à sa réalisation. Sans doute la confection de ses espadrilles et de sa chemise lui avait inspiré une certaine confiance, en lui démontrant ce qu’on peut obtenir avec de la persévérance. Mais cette confiance n’allait pas jusqu’à croire qu’elle pourrait jamais se fabriquer une casserole en terre ou en fer-blanc pour faire sa soupe, pas plus qu’une cuiller en métal quelconque ou simplement en bois pour la manger. Il y avait là des impossibilités contre lesquelles elle se casserait la tête ; et, en attendant qu’elle eût gagné l’argent nécessaire pour l’acquisition de ces deux ustensiles, elle devrait, en fait de soupe, se contenter du fumet qu’elle respirait en passant devant les maisons, et du bruit des cuillers qui lui arrivait.

C’était ce qu’elle se disait un matin en se rendant à son travail, lorsqu’un peu avant d’entrer dans le village, à la porte d’une maison d’où l’on avait déménagé la veille, elle vit un tas de vieille paille jeté sur le bas côté du chemin avec des débris de toutes sortes, et parmi ces débris elle aperçut des boîtes en fer-blanc qui avaient contenu des conserves de viande, de poisson, de légumes ; il y en avait de différentes formes, grandes, petites, hautes, plates.

En recevant l’éclair que leur surface polie lui envoyait, elle s’était arrêtée machinalement ; mais elle n’eut pas une seconde d’hésitation : les casseroles, les plats, les cuillers, les fourchettes qui lui manquaient, venaient de lui sauter aux yeux ; pour que sa batterie de cuisine fût aussi complète qu’elle la pouvait désirer, elle n’avait qu’à tirer parti de ces vieilles boîtes. D’un saut elle traversa le chemin, et à la hâte fit choix de quatre boîtes qu’elle emporta en courant pour aller les cacher au pied d’une haie, sous un tas de feuilles sèches : au retour le soir, elle les retrouverait là et alors, avec un peu d’industrie, tous les menus qu’elle inventait pourraient être mis à exécution.

Mais les retrouverait-elle ? Ce fut la question qui pendant toute la journée la préoccupa. Si on les lui prenait, elle n’aurait donc arrangé toutes ses combinaisons de travail que pour les voir lui échapper au moment même où elle croyait pouvoir les réaliser.

Heureusement aucun de ceux qui passèrent par là ne s’avisa de les enlever, et quand la journée finie elle revint à la haie, après avoir laissé passer le flot des ouvriers qui suivaient ce chemin, elles étaient à la place même où elle les avait cachées.

Comme elle ne pouvait pas plus faire du bruit dans son île que de la fumée, ce fut dans la carrière qu’elle s’établit, espérant trouver là les outils qui lui étaient nécessaires, c’est-à-dire des pierres dont elle ferait des marteaux pour battre le fer-blanc ; d’autres plates qui lui serviraient d’enclumes, ou rondes de mandrins ; d’autres seraient des ciseaux avec lesquels elle le couperait.

Ce fut ce travail qui lui donna le plus de peine, et il ne lui fallut pas moins de trois jours pour façonner une cuiller ; encore n’était-il pas du tout prouvé que si elle l’avait montrée à quelqu’un, on eût deviné que c’était une cuiller ; mais comme c’en était une qu’elle avait voulu fabriquer, cela suffisait, et d’autre part, comme elle mangeait seule, elle n’avait pas à s’inquiéter des jugements qu’on pouvait porter sur ses ustensiles de table.

Maintenant pour faire la soupe dont elle avait si grande envie, il ne lui manquait plus que du beurre et de l’oseille.

Pour le beurre, il en était comme du pain et du sel ; ne pouvant pas le faire de ses propres mains, puisqu’elle n’avait pas de lait, elle devait l’acheter.

Mais pour l’oseille elle économiserait cette dépense, par une recherche dans les prairies où non seulement elle trouverait de l’oseille sauvage, mais aussi des carottes, des salsifis qui tout en n’ayant ni la beauté, ni la grosseur des légumes cultivés, seraient encore très bons pour elle.

Et puis il n’y avait pas que des œufs et des légumes dont elle pouvait composer le menu de son dîner, maintenant qu’elle s’était fabriqué des vases pour les cuire, une cuiller en fer-blanc et une fourchette en bois pour les manger, il y avait aussi les poissons de l’étang, si elle était assez adroite pour les prendre. Que fallait-il pour cela ? Des lignes qu’elle amorcerait avec des vers qu’elle chercherait dans la vase. De la ficelle qu’elle avait achetée pour ses espadrilles, il restait un bon bout ; elle n’eut qu’à dépenser un sou pour des hameçons ; et avec des crins de cheval qu’elle ramassa devant la forge, ses lignes furent suffisantes pour pêcher plusieurs sortes de poissons, sinon les plus beaux de l’entaille qu’elle voyait, dans l’eau claire, passer dédaigneux devant ses amorces trop simples, au moins quelques-uns des petits, moins difficiles, et qui pour elle étaient d’une grosseur bien suffisante.

 

 

XXII

 

Très occupée par ces divers travaux qui lui prenaient toutes ses soirées, elle resta plus d’une semaine sans aller voir Rosalie ; et comme, par une de leurs camarades aux cannetières qui logeait chez mère Françoise, elle eut de ses nouvelles ; d’autre part comme elle craignait d’être reçue par la terrible tante Zénobie, elle laissa les jours s’ajouter aux jours ; mais à la fin, un soir elle se décida à ne pas rentrer tout de suite chez elle, où d’ailleurs elle n’avait pas à faire son dîner, composé d’un poisson froid pris et cuit la veille.

Justement Rosalie était seule dans la cour, assise sous un pommier ; en apercevant Perrine elle vint à la barrière d’un air à moitié fâché et à moitié content :

« Je croyais que vous vouliez ne plus venir ?

– J’ai été occupée.

– À quoi donc ? »

Perrine ne pouvait pas ne pas répondre : elle montra ses espadrilles, puis elle raconta comment elle avait confectionné sa chemise.

« Vous ne pouviez pas emprunter des ciseaux aux gens de votre maison ? dit Rosalie étonnée.

– Il n’y a pas de gens qui puissent me prêter des ciseaux dans ma maison.

– Tout le monde a des ciseaux. »

Perrine se demanda si elle devait continuer à garder le secret sur son installation, mais pensant qu’elle ne pourrait le faire que par des réticences qui fâcheraient Rosalie, elle se décida à parler.

« Personne ne demeure dans ma maison, dit-elle en souriant.

– Pas possible.

– C’est pourtant vrai, et voilà pourquoi, ne pouvant pas non plus me procurer une casserole pour me faire de la soupe et une cuiller pour la manger, j’ai dû les fabriquer, et je vous assure que pour la cuiller ç’a été plus difficile que pour les espadrilles.

– Vous voulez rire.

– Mais non, je vous assure. »

Et sans rien dissimuler, elle raconta son installation dans l’aumuche, ainsi que ses travaux pour fabriquer ses ustensiles, ses chasses aux œufs, ses pêches dans l’entaille, ses cuisines dans la carrière.

À chaque instant Rosalie poussait des exclamations de joie comme si elle entendait une histoire tout à fait extraordinaire :

« Ce que vous devez vous amuser ! s’écria-t-elle quand Perrine expliqua comment elle avait fait sa première soupe à l’oseille.

– Quand ça réussit, oui ; mais quand ça ne marche pas ! J’ai travaillé trois jours pour ma cuiller ; je ne pouvais pas arriver à creuser la palette : j’ai gâché deux morceaux de fer-blanc ; il ne m’en restait plus qu’un seul ; pensez à ce que je me suis donné de coups de caillou sur les doigts.

– Je pense à votre soupe...

– C’est vrai qu’elle était bonne...

– Je vous crois.

– Pour moi qui n’en mange jamais, et ne mange non plus rien de chaud.

– Moi j’en mange tous les jours, mais ce n’est pas la même chose : est-ce drôle qu’il y ait de l’oseille dans les prairies, et des carottes, et des salsifis !

– Et aussi du cresson, de la ciboulette, des mâches, des panais, des navets, des raiponces, des bettes et bien d’autres plantes bonnes à manger.

– Il faut savoir.

– Mon père m’avait appris à les connaître. »

Rosalie garda le silence un moment d’un air réfléchi ; à la fin elle se décida :

« Voulez-vous que j’aille vous voir ?

– Avec plaisir si vous me promettez de ne dire à personne où je demeure.

– Je vous le promets.

– Alors quand voulez-vous venir ?

– J’irai dimanche chez une de mes tantes à Saint-Pipoy ; en revenant dans l’après-midi je peux m’arrêter. »

À son tour Perrine eut un moment d’hésitation, puis d’un air affable :

« Faites mieux, dînez avec moi. »

En vraie paysanne qu’elle était, Rosalie s’enferma dans des réponses cérémonieuses, sans dire ni oui ni non ; mais il était facile de voir qu’elle avait une envie très vive d’accepter.

Perrine insista :

« Je vous assure que vous me ferez plaisir, je suis si isolée !

– C’est tout de même vrai.

– Alors c’est entendu ; mais apportez votre cuiller, car je n’aurai ni le temps ni le fer-blanc pour en fabriquer une seconde.

– J’apporterai aussi mon pain, n’est ce pas ?

– Je veux bien. Je vous attendrai dans la carrière ; vous me trouverez occupée à ma cuisine. »

Perrine était sincère en disant qu’elle aurait plaisir à recevoir Rosalie, et à l’avance elle s’en fit fête : une invitée à traiter, un menu à composer, ses provisions à trouver, quelle affaire ! et son importance devint quelque chose de sensible pour elle-même : qui lui eût dit quelques jours plus tôt qu’elle pourrait donner à dîner à une amie ?

Ce qu’il y avait de grave, c’étaient la chasse et la pêche, car si elle ne dénichait pas des œufs, et ne pêchait pas du poisson, ce dîner serait réduit à une soupe à l’oseille, ce qui serait vraiment par trop maigre. Dès le vendredi elle employa sa soirée à parcourir les entailles voisines, où elle eut la chance de découvrir un nid de poule d’eau ; il est vrai que les œufs des poules d’eau sont plus petits que ceux des sarcelles, mais elle n’avait pas le droit d’être trop difficile. D’ailleurs sa pêche fut meilleure, et elle eut l’adresse de prendre avec sa ligne amorcée d’un ver rouge une jolie perche, qui devait suffire à son appétit et à celui de Rosalie. Elle voulut cependant avoir en plus un dessert, et ce fut un groseillier à maquereau poussé sous un têtard de saule qui le lui fournit ; peut-être les groseilles n’étaient-elles pas parfaitement mûres, mais c’est une des qualités de ce fruit de pouvoir se manger vert.

Quand à la fin de l’après-midi du dimanche Rosalie arriva dans la carrière, elle trouva Perrine assise devant son feu sur lequel la soupe bouillait :

« Je vous ai attendue pour mêler le jaune d’œuf à la soupe, dit Perrine, vous n’aurez qu’à tourner avec votre bonne main pendant que je verserai doucement le bouillon ; le pain est taillé. »

Bien que Rosalie eût fait toilette pour ce dîner, elle ne craignit pas de se prêter à ce travail qui était un jeu, et des plus amusants pour elle encore.

Bientôt la soupe fut achevée, et il n’y eut plus qu’à la porter dans l’île, ce que fit Perrine.

Pour recevoir sa camarade qui tenait encore sa main en écharpe, elle avait rétabli la planche servant de pont :

« Moi, c’est à la perche que j’entre et sors, dit-elle, mais cela n’eût pas été commode pour vous, à cause de votre main. »

La porte de l’aumuche ouverte, Rosalie ayant aperçu dressées dans les quatre coins des gerbes de fleurs variées, l’une de massettes, l’autre de butomes rosés, celle-ci d’iris jaunes, celle-là d’aconit aux clochettes bleues, et à terre le couvert mis, poussa une exclamation qui paya Perrine de ses peines.

« Que c’est joli ! »

Sur un lit de fougère fraîche deux grandes feuilles de patience se faisaient vis-à-vis en guise d’assiettes, et sur une feuille de berce beaucoup plus grande, comme il convient pour un plat, la perche était dressée entourée de cresson ; c’était une feuille aussi, mais plus petite, qui servait de salière, comme c’en était une autre qui remplaçait le compotier pour les groseilles à maquereau ; entre chaque plat était piquée une fleur de nénuphar qui sur cette fraîche verdure jetait sa blancheur éblouissante.

« Si vous voulez vous asseoir », dit Perrine en lui tendant la main.

Et quand elles eurent pris place en face l’une de l’autre, le dîner commença.

« Comme j’aurais été fâchée de n’être pas venue, dit Rosalie, parlant la bouche pleine, c’est si joli et si bon.

– Pourquoi donc ne seriez-vous pas venue ?

– Parce qu’on voulait m’envoyer à Picquigny pour M. Bendit qui est malade.

– Qu’est-ce qu’il a, M. Bendit ?

– La fièvre typhoïde ; il est très malade, à preuve que depuis hier il ne sait pas ce qu’il dit, et ne reconnaît plus personne ; c’est pour cela qu’hier justement j’ai été pour venir vous chercher.

– Moi ! Et pourquoi faire ?

– Ah ! voilà une idée que j’ai eue.

– Si je peux quelque chose pour M. Bendit, je suis prête : il a été bon pour moi ; mais que peut une pauvre fille ? Je ne comprends pas.

– Donnez-moi encore un peu de poisson, avec du cresson, et je vais vous l’expliquer. Vous savez que M. Bendit est l’employé chargé de la correspondance étrangère, c’est lui qui traduit les lettres anglaises et allemandes. Comme maintenant il n’a plus sa tête, il ne peut plus rien traduire. On voulait faire venir un autre employé pour le remplacer ; mais comme celui-là pourrait bien garder la place quand M. Bendit sera guéri, s’il guérit, M. Fabry et M. Mombleux ont proposé de se charger de son travail, afin qu’il retrouve sa place plus tard. Mais voilà qu’hier M. Fabry a été envoyé en Écosse, et M. Mombleux est resté embarrassé, parce que s’il lit assez bien l’allemand, et s’il peut faire les traductions de l’anglais avec M. Fabry, qui a passé plusieurs années en Angleterre, quand il est tout seul, ça ne va plus aussi bien, surtout quand il s’agit de lettres en anglais dont il faut deviner l’écriture. Il expliquait ça à table où je le servais, et il disait qu’il avait peur d’être obligé de renoncer à remplacer M.