Sans doute, elle n’avait pas à craindre qu’ils fussent volés par des gens qui les trouveraient dans l’aumuche, puisque personne n’y entrait. Mais ne pourraient-ils pas être rongés par des rats ? Si cela se produisait, quel désastre ! Pour aller au-devant de ce danger, il fallait donc qu’elle les serrât dans un endroit où les rats, qui pénètrent partout, ne pourraient pas les atteindre ; et ce qu’elle trouva de mieux, puisqu’elle n’avait ni armoire, ni boîte, ni rien qui fermât, ce fut de les suspendre à son plafond par un brin d’osier.

 

 

XX

 

Si elle était fière de ses chaussures, elle avait d’autre part cependant des inquiétudes sur la façon dont elles allaient se comporter en travaillant : la semelle ne s’élargirait-elle pas, le coutil ne se distendrait-il pas au point de ne conserver aucune forme ?

Aussi, tout en chargeant son wagonet ou en le poussant, regardait-elle souvent à ses pieds. Tout d’abord elles avaient résisté ; mais cela continuerait-il ?

Ce mouvement, sans doute, provoqua l’attention d’une de ses camarades qui, ayant regardé les espadrilles, les trouva à son goût et en fit compliment à Perrine.

« Où qu’c’est que vo avez acheté ces chaussons ? demanda-t-elle.

– Ce ne sont pas des chaussons, ce sont des espadrilles.

– C’est joli tout de même ; ça coûte-t-y cher ?

– Je les ai faites moi-même avec des roseaux tressés et quatre sous de coutil.

– C’est joli. »

Ce succès la décida à entreprendre un autre travail, beaucoup plus délicat, auquel elle avait bien souvent pensé, mais en l’écartant toujours, autant parce qu’il entraînait une trop grosse dépense que parce qu’il se présentait entouré de difficultés de toutes sortes. Ce travail, c’était de se tailler et de se coudre une chemise pour remplacer la seule qu’elle possédât maintenant et qu’elle portait sur le dos, sans pouvoir l’ôter pour la laver. Combien coûteraient deux mètres de calicot, qui lui étaient nécessaires ? Elle n’en savait rien. Comment les couperait-elle lorsqu’elle les aurait ? Elle ne le savait pas davantage. Et il y avait là une série d’interrogations qui lui donnaient à réfléchir ; sans compter qu’elle se demandait s’il ne serait pas plus sage de commencer par se faire un caraco et une jupe en indienne pour remplacer sa veste et son jupon, qui se fatiguaient d’autant plus qu’elle était obligée de coucher avec. Le moment où ils l’abandonneraient tout à fait n’était pas difficile à calculer. Alors comment sortirait-elle ? Et pour sa vie, pour son pain quotidien, aussi bien que pour le succès de ses projets, il fallait qu’elle continuât à être admise à l’usine.

Cependant quand, le samedi soir, elle eut entre les mains les trois francs qu’elle venait de gagner dans sa semaine, elle ne put pas résister à la tentation de la chemise. Assurément le caraco et la jupe n’avaient rien perdu de leur utilité à ses yeux ; mais la chemise aussi était indispensable, et, de plus, elle se présentait avec tout un entourage d’autres considérations : habitudes de propreté dans lesquelles elle avait été élevée, respect de soi-même, qui finirent par l’emporter. La veste, le jupon elle les raccommoderait encore, et comme leur étoffe était de fabrication solide, ils porteraient bien sans doute quelques nouvelles reprises.

Tous les jours, quand à l’heure du déjeuner elle allait de l’usine à la maison de mère Françoise pour demander des nouvelles de Rosalie, qu’on lui donnait ou qu’on ne lui donnait point, selon que c’était la grand’mère ou la tante qui lui répondaient, elle s’arrêtait, depuis que l’envie de la chemise la tenait, devant une petite boutique dont la montre se divisait en deux étalages, l’un de journaux, d’images, de chansons, l’autre de toile, de calicot, d’indienne, de mercerie ; se plaçant au milieu, elle avait l’air de regarder les journaux ou d’apprendre les chansons, mais en réalité elle admirait les étoffes. Comme elles étaient heureuses celles qui pouvaient franchir le seuil de cette boutique tentatrice et se faire couper autant de ces étoffes qu’elles voulaient ! Pendant ses longues stations, elle avait vu souvent des ouvrières de l’usine entrer dans ce magasin, et en ressortir avec des paquets soigneusement enveloppés de papier, qu’elles serraient sur leur cœur, et elle s’était dit que ces joies n’étaient pas pour elle... au moins présentement.

Mais maintenant elle pouvait franchir ce seuil si elle voulait, puisque trois pièces blanches sonnaient dans sa main, et, très émue, elle le franchit.

« Vous désirez ? mademoiselle », demanda une petite vieille d’une voix polie, avec un sourire affable.

Comme il y avait longtemps qu’on ne lui avait parlé avec cette douceur, elle s’affermit.

« Voulez-vous bien me dire, demanda-t-elle, combien vous vendez votre calicot... le moins cher ?

– J’en ai à quarante centimes le mètre. »

Perrine eut un soupir de soulagement.

« Voulez-vous m’en couper deux mètres ?

– C’est qu’il n’est pas fameux à l’user, tandis que celui à soixante centimes...

– Celui à quarante centimes me suffit.

– Comme vous voudrez ; ce que j’en disais, c’était pour vous renseigner ; je n’aime pas les reproches.

– Je ne vous en ferai pas, madame. »

La marchande avait pris la pièce du calicot à quarante centimes, et Perrine remarqua qu’il n’était ni blanc, ni lustré comme celui qu’elle avait admiré dans la montre.

« Et avec ça ? demanda la marchande, quand elle eut déchiré le calicot avec un claquement sec.

– Je voudrais du fil.

– En pelote, en écheveau, en bobine ?...

– Le moins cher.

– Voilà une pelote de dix centimes ; ce qui nous fait en tout dix-huit sous. »

À son tour, Perrine éprouva la joie de sortir de cette boutique en serrant contre elle ses deux mètres de calicot enveloppés dans un vieux journal invendu : elle n’avait, sur ses trois francs, dépensé que dix-huit sous, il lui en restait donc quarante-deux jusqu’au samedi suivant, c’est-à-dire qu’après avoir prélevé les vingt-huit sous qu’il lui fallait pour le pain de sa semaine, elle se voyait pour l’imprévu ou l’économie un capital de sept sous, n’ayant plus de loyer à payer.

Elle fit en courant le chemin qui la séparait de son île, où elle arriva essoufflée, mais cela ne l’empêcha pas de se mettre tout de suite à l’ouvrage, car la forme qu’elle donnerait à sa chemise ayant été longuement débattue dans sa tête, elle n’avait pas à y revenir : elle serait à coulisse ; d’abord parce que c’était la plus simple et la moins difficile à exécuter pour elle qui n’avait jamais taillé des chemises et manquait de ciseaux, et puis parce qu’elle pourrait faire servir à la nouvelle le cordon de l’ancienne.

Tant qu’il ne s’agit que de couture, les choses marchèrent à souhait, sinon de façon à s’admirer dans son travail, au moins assez bien pour ne pas le recommencer. Mais où les difficultés et les responsabilités se présentèrent, ce fut au moment de tailler les ouvertures pour la tête et les bras, ce qui, avec son couteau et le billot pour seuls outils, lui paraissait si grave, que ce ne fut pas sans trembler un peu qu’elle se risqua à entamer l’étoffe. Enfin, elle en vint à bout, et le mardi matin elle put s’en aller à l’atelier habillée d’une chemise gagnée par son travail, taillée et cousue de ses mains.

Ce jour-là, quand elle se présenta chez mère Françoise, ce fut Rosalie qui vint au-devant d’elle le bras en écharpe.

« Guérie !

– Non, seulement on me permet de me lever et de sortir dans la cour. »

Tout à la joie de la voir, Perrine continua de la questionner, mais Rosalie ne répondait que d’une façon contrainte.

Qu’avait-elle donc ?

À la fin elle lâcha une question qui éclaira Perrine :

« Où donc logez-vous maintenant ? »

N’osant pas répondre, Perrine se jeta à côté :

« C’était trop cher pour moi, il ne me restait rien pour ma nourriture et mon entretien.

– Est-ce que vous avez trouvé à meilleur prix autre part ?

– Je ne paye pas.

– Ah ! »

Elle resta un moment arrêtée, puis la curiosité l’emporta.

« Chez qui ? »

Cette fois Perrine ne put pas se dérober à cette question directe :

« Je vous dirai cela plus tard.

– Quand vous voudrez ; seulement vous savez, lorsqu’en passant vous verrez tante Zénobie dans la cour ou sur la porte il vaudra mieux ne pas entrer : elle vous en veut ; venez le soir plutôt, à cette heure-là elle est occupée. »

Perrine rentra à l’atelier attristée de cet accueil ; en quoi donc était-elle coupable de ne pas pouvoir continuer à habiter la chambrée de mère Françoise ?

Toute la journée elle resta sous cette impression, qui revint plus forte quand le soir elle se trouva seule dans l’aumuche, n’ayant rien à faire pour la première fois depuis huit jours. Alors, afin de la secouer, elle eut l’idée de se promener dans les prairies qui entouraient son île, ce qu’elle n’avait pas encore eu le temps de faire. La soirée était d’une beauté radieuse, non pas éblouissante comme elle se rappelait celles de ses années d’enfance dans son pays natal, ni brûlante sous un ciel d’indigo, mais tiède, et d’une clarté tamisée qui montrait les cimes des arbres baignées dans une vapeur d’or pâle : les foins, qui n’étaient pas encore mûrs, mais dont les plantes défleurissaient déjà, versaient dans l’air mille parfums qui se concentraient en une senteur troublante.

Sortie de son île, elle suivit la rive de l’entaille, marchant dans les herbes hautes qui, depuis leur pousse printanière, n’avaient été foulées par personne, et de temps en temps se retournant, elle regardait à travers les roseaux de la berge son aumuche qui se confondait si bien avec le tronc et les branches des saules, que les bêtes sauvages ne devaient certainement pas soupçonner qu’elle était un travail d’homme, derrière lequel l’homme pouvait s’embusquer avec un fusil.

Au moment où, après un de ces arrêts qui l’avait fait descendre dans les roseaux et les joncs, elle allait remonter sur la berge, un bruit se produisit à ses pieds qui l’effara, et une sarcelle se jeta à l’eau en se sauvant effrayée. Alors regardant d’où elle était partie, elle aperçut un nid fait de brins d’herbe et de plumes, dans lequel se trouvaient dix œufs d’un blanc sale avec de petites taches de couleur noisette : au lieu d’être posé sur la terre et dans les herbes, ce nid flottait sur l’eau ; elle l’examina pendant quelques minutes, mais sans le toucher, et remarqua qu’il était construit de façon à s’élever ou s’abaisser selon la crue des eaux, et si bien entouré de roseaux que ni le courant, si une crue en produisait un, ni le vent ne pouvaient l’entraîner.

De peur d’inquiéter la mère, elle alla se placer à une certaine distance, et resta là immobile. Cachée dans les hautes herbes où elle avait disparu en s’asseyant, elle attendit pour voir si la sarcelle reviendrait à son nid ; mais comme celle-ci ne reparut pas, elle en conclut qu’elle ne couvait pas encore, et que ces œufs étaient nouvellement pondus ; alors elle reprit sa promenade, et de nouveau au frôlement de sa jupe dans les herbes sèches elle vit partir d’autres oiseaux effrayés, – des poules d’eau si légères dans leur fuite qu’elles couraient sur les feuilles flottantes des nénuphars sans les enfoncer ; des raies au bec rouge ; des bergeronnettes sautillantes ; des troupes de moineaux qui, dérangés au moment de leur coucher, la poursuivaient du cri auquel ils doivent leur nom dans le pays « cra-cra ».

Allant ainsi à la découverte, elle ne tarda pas à arriver au bout de son entaille, et reconnut qu’elle se réunissait à une autre plus large et plus longue, mais par cela même beaucoup moins boisée ; aussi, après avoir suivi dans la prairie une de ses rives pendant un certain temps, s’expliqua-t-elle que les oiseaux y fussent moins nombreux.

C’était son étang avec ses arbres touffus, ses grands roseaux foisonnants, ses plantes aquatiques qui recouvraient, les eaux d’un tapis de verdure mouvante que ce monde ailé avait choisi parce qu’il y trouvait sa nourriture aussi bien que sa sécurité ; et quand, une heure après, en revenant sur ses pas, elle le revit, à demi noyé dans l’ombre du soir, si tranquille, si vert, si joli, elle se dit qu’elle avait eu autant d’intelligence que ces bêtes de le prendre, elle aussi, pour nid.

 

 

XXI

 

Chez Perrine, c’était bien souvent les événements du jour écoulé qui faisaient les rêves de sa nuit, de sorte que les derniers mois de sa vie ayant été remplis par la tristesse, il en avait été de ses rêves comme de sa vie. Que de fois, depuis que le malheur avait commencé à la frapper, s’était-elle éveillée baignée de sueur, étouffée par des cauchemars qui prolongeaient dans le sommeil les misères de la réalité. À la vérité, après son arrivée à Maraucourt, sous l’influence des pensées d’espoir qui renaissaient en elle, comme aussi sous celle du travail, ces cauchemars moins fréquents étaient devenus moins douloureux, leur poids avait pesé moins lourdement sur elle, leurs doigts de fer l’avaient serrée moins fort à la gorge.

Maintenant lorsqu’elle s’endormait, c’était au lendemain qu’elle pensait, à un lendemain assuré, ou bien à l’atelier, ou bien à son île, ou bien encore à ce qu’elle avait entrepris ou voulait entreprendre pour améliorer sa situation, ses espadrilles, sa chemise, son caraco, sa jupe. Et alors son rêve, comme s’il obéissait à une suggestion mystérieuse, mettait en scène le sujet qu’elle avait tâché d’imposer à son esprit : tantôt un atelier dans lequel la baguette d’une fée remplaçant le pilon de La Quille, donnait le mouvement aux mécaniques, sans que les enfants qui les conduisaient eussent aucune peine à prendre ; tantôt un lendemain radieux, tout plein de joies pour tous ; une autre fois il faisait surgir une nouvelle île d’une beauté surnaturelle avec des paysages et des bêtes aux formes fantastiques qui n’ont de vie que dans les rêves ; ou bien encore, plus terre à terre, son imagination lui donnait à coudre des bottines merveilleuses qui remplaçaient ses espadrilles, ou des robes extraordinaires tissées par des génies dans des cavernes de diamants et de rubis, lesquelles robes remplaceraient à un moment donné le caraco et la jupe en indienne qu’elle se promettait.

Sans doute ce moyen de suggestion n’était pas infaillible, et son imagination inconsciente ne lui obéissait ni assez fidèlement, ni assez régulièrement pour avoir la certitude, en fermant les yeux, que les pensées de sa nuit continueraient celles de sa journée, ou celles qu’elle suivait quand le sommeil la prenait, mais enfin cette continuation s’enchaînait quelquefois, et alors ces bonnes nuits lui apportaient un soulagement moral aussi bien que physique qui la relevait.

Ce soir-là quand elle s’endormit dans sa hutte close, la dernière image qui passa devant ses yeux à demi noyés par le sommeil, aussi bien que la dernière idée qui flotta dans sa pensée engourdie, continuèrent son voyage d’exploration aux abords de son île. Cependant ce ne fut pas précisément de ce voyage qu’elle rêva, mais plutôt de festins : dans une cuisine haute et grande comme une cathédrale, une armée de petits marmitons blancs, de tournure diabolique, s’empressait autour de tables immenses et d’un brasier infernal : les uns cassaient des œufs que d’autres battaient et qui montaient, montaient en mousse neigeuse ; et de tous ces œufs, ceux-ci gros comme des melons, ceux-là à peine gros comme des pois, ils confectionnaient des plats extraordinaires, si bien qu’ils semblaient avoir pour but d’arranger ces œufs de toutes les manières connues, sans en oublier une seule : à la coque, au fromage, au beurre noir, aux tomates, brouillés, pochés, à la crème, au gratin, en omelettes variées, au jambon, au lard, aux pommes de terre, aux rognons, aux confitures, au rhum qui flambait avec des lueurs d’éclairs ; et à côté de ceux-là d’autres plus importants, et qui incontestablement étaient des chefs, mélangeaient d’autres œufs à des pâtes pour en faire des pâtisseries, des soufflés, des pièces montées. Et chaque fois qu’elle se réveillait à moitié, elle se secouait pour chasser ce rêve bête, mais toujours il reprenait et les marmitons qui ne la lâchaient point continuaient leur travail fantastique, si bien que quand le sifflet de l’usine la réveilla, elle en était encore à suivre la préparation d’une crème au chocolat dont elle retrouva le goût et le parfum sur ses lèvres.

Et alors, quand la lucidité commença à se faire dans son esprit qui s’ouvrait, elle comprit que ce qui l’avait frappée dans son voyage, ce n’était ni le charme, ni la beauté, ni la tranquillité de son île, mais tout simplement les œufs de sarcelle qui avaient dit à son estomac que depuis quinze jours bientôt, elle ne lui donnait que du pain sec et de l’eau : et c’étaient ces œufs qui avaient guidé son rêve en lui montrant ces marmitons et toutes ces cuisines fantastiques ; il avait faim de ces bonnes choses cet estomac et il le disait à sa manière en provoquant ces visions, qui en réalité n’étaient que des protestations.

Pourquoi n’avait-elle pas pris ces œufs, ou quelques-uns de ces œufs qui n’appartenaient à personne, puisque la sarcelle qui les avait pondus était une bête sauvage ? Assurément, n’ayant à sa disposition ni casserole, ni poêle, ni ustensile d’aucune sorte, elle ne pouvait se préparer aucun des plats qui venaient de défiler devant ses yeux, tous plus alléchants, plus savants les uns que les autres ; mais c’est là le mérite des œufs précisément qu’ils n’ont pas besoin de préparations savantes : une allumette pour mettre le feu à un petit tas de bois sec ramassé dans les taillis, et sous la cendre il lui était facile de les faire cuire comme elle voulait, à la coque ou durs, en attendant qu’elle pût se payer une casserole ou un plat. Pour ne pas ressembler au festin que son rêve avait inventé, ce serait un régal qui aurait son prix.

Plus d’une fois pendant son travail ce pourquoi lui revint à l’esprit, et si ce ne fut pas avec le caractère d’une obsession comme son rêve, il fut cependant assez pressant pour qu’à la sortie elle se trouvât décidée à acheter une boîte d’allumettes et un sou de sel ; puis ces acquisitions faites elle partit en courant pour revenir à son entaille.

Elle avait trop bien retenu la place du nid pour ne pas le retrouver tout de suite, mais ce soir-là la mère ne l’occupait pas ; seulement elle y était venue à un moment quelconque de la journée, puisque maintenant au lieu de dix œufs il y en avait onze ; ce qui prouvait que n’ayant pas fini de pondre elle ne couvait pas encore.

C’était là une bonne chance, d’abord parce que les œufs seraient frais, et puis parce qu’en en prenant seulement cinq ou six la sarcelle, qui ne savait pas compter, ne s’apercevrait de rien.

Autrefois Perrine n’eût pas eu de ces scrupules et elle eût vidé complètement le nid, sans aucun souci, mais les chagrins qu’elle avait éprouvés lui avaient mis au cœur une compassion attendrie pour les chagrins des autres, de même que son affection pour Palikare lui avait inspiré pour toutes les bêtes une sympathie qu’elle ne connaissait pas en son enfance. Cette sarcelle n’était-elle pas une camarade pour elle ? Ou plutôt en continuant son jeu, une sujette ? Si les rois ont le droit d’exploiter leurs sujets et d’en vivre, encore doivent-ils garder avec eux certains ménagements.

Quand elle avait décidé cette chasse, elle avait en même temps arrêté la manière de la faire cuire : bien entendu ce ne serait pas dans l’aumuche, car le plus léger flocon de fumée qui s’en échapperait pourrait donner l’éveil à ceux qui le verraient, mais simplement dans une carrière du taillis où campaient les nomades qui traversaient le village, et où par conséquent ni un feu, ni de la fumée ne devaient attirer l’attention de personne. Promptement elle ramassa une brassée de bois mort et bientôt elle eut un brasier dans les cendres duquel elle fit cuire un de ses œufs, tandis qu’entre deux silex bien propres et bien polis elle égrugeait une pincée de sel pour qu’il fondît mieux. À la vérité il lui manquait un coquetier ; mais c’est là un ustensile qui n’est indispensable qu’à qui dispose du superflu. Un petit trou fait dans son morceau de pain lui en tint lieu.