Pour s’essuyer, elle n’avait que le chiffon qui enveloppait son paquet, et il n’était guère grand ni épais, mais encore valait-il mieux que rien.
Cette toilette la délassa presque autant que son bon sommeil, et alors elle se peigna lentement en nattant ses cheveux en deux grosses tresses blondes qu’elle laissa pendre sur ses épaules. N’était la faim qui recommençait à tirailler son estomac, et aussi quelques morsures de ses souliers qui, à certains endroits, lui avaient mis les pieds à vif, elle eût été tout à fait à l’aise : l’esprit calme, le corps dispos.
Contre la faim, elle ne pouvait rien, car, si cette cabane était un abri, elle n’offrirait jamais la moindre nourriture. Mais, pour les écorchures de ses pieds, elle pensa que si elle bouchait les trous que les frottements de la marche avaient faits dans ses bas, elle souffrirait moins de la dureté de ses souliers, et, tout de suite, elle se mit à l’ouvrage. Il fut long autant que difficile, car c’était du coton qu’il lui aurait fallu pour un reprisage à peu près complet, et elle n’avait que du fil.
Ce travail avait encore cela de bon, qu’en l’occupant, il l’empêchait de penser à la faim, mais il ne pouvait pas durer toujours. Quand il fut achevé, la pluie continuait à tomber plus ou moins fine, plus ou moins serrée, et l’estomac continuait aussi ses réclamations de plus en plus exigeantes.
Puisqu’il semblait bien maintenant qu’elle ne pourrait quitter son abri que le lendemain, et comme, d’autre part, il était certain qu’un miracle ne se ferait pas pour lui apporter à souper, la faim, plus impérieuse, qui ne lui laissait plus guère d’autres idées que celles de nourriture, lui suggéra la pensée de couper, pour les manger, des tiges de bouleau qui se mêlaient au toit de la hutte, et qu’elle pouvait facilement atteindre en grimpant sur les fagots. Quand elle voyageait avec son père, elle avait vu des pays où l’écorce du bouleau servait à fabriquer des boissons ; donc, ce n’était pas un arbre vénéneux qui l’empoisonnerait ; mais la nourrirait-il ?
C’était une expérience à tenter. Avec son couteau, elle coupa quelques branches feuillues, et, les divisant en petits morceaux très courts, elle commença à en mâcher un.
Bien dur elle le trouva, quoique ses dents fussent solides, bien âpre, bien amer ; mais ce n’était pas comme friandise qu’elle le mangeait ; si mauvais qu’il fût, elle ne se plaindrait pas pourvu qu’il apaisât sa faim et la nourrît. Cependant, elle n’en put avaler que quelques morceaux, et encore cracha-t-elle presque tout le bois, après l’avoir tourné et retourné inutilement dans sa bouche ; les feuilles passèrent moins difficilement.
Pendant qu’elle faisait sa toilette, raccommodait ses bas, et tâchait de souper avec les branches du bouleau, les heures avaient marché, et quoique le ciel, toujours troublé de pluie, ne permît pas de suivre la baisse du soleil, il semblait à l’obscurité qui, depuis un certain temps, emplissait la forêt, que la nuit devait approcher. En effet, elle ne tarda pas à venir, et elle se fit sombre comme dans les journées sans crépuscule ; la pluie cessa de tomber, un brouillard blanc s’éleva aussitôt, et, en quelques minutes, Perrine se trouva plongée dans l’ombre et le silence : à dix pas, elle ne voyait pas devant elle, et, à l’entour, comme au loin, elle n’entendait plus d’autre bruit que celui des gouttes d’eau qui tombaient des branches sur son toit ou dans les flaques voisines.
Quoique préparée à l’idée de coucher là, elle n’en éprouva pas moins un serrement de cœur en se trouvant ainsi isolée, et perdue dans cette forêt, en plein noir. Sans doute, elle venait de passer, à cette même place, une partie de la journée, sans courir d’autre danger que celui d’être foudroyée, mais, la forêt le jour n’est pas la forêt la nuit, avec son silence solennel et ses ombres mystérieuses, qui disent et laissent voir tant de choses troublantes.
Aussi ne put-elle pas s’endormir tout de suite, comme elle l’aurait voulu, agitée par les tiraillements de son estomac, effarée par les fantômes de son imagination.
Quelles bêtes peuplaient cette forêt ? Des loups peut-être ?
Cette pensée la tira de sa somnolence, et, s’étant relevée, elle prit un solide bâton, qu’elle aiguisa d’un bout avec son couteau, puis elle se fit un entourage de fagots. Au moins si un loup l’attaquait, elle pourrait, de derrière son rempart, se défendre ; certainement, elle en aurait le courage. Cela la rassura, et quand elle se fut recouchée dans son lit de copeaux, en tenant son épieu à deux mains, elle ne tarda pas à s’endormir.
Ce fut un chant d’oiseau qui l’éveilla, grave et triste, aux notes pleines et flûtées, qu’elle reconnut tout de suite pour celui du merle. Elle ouvrit les yeux, et vit qu’au-dessus de ses fagots, une faible lueur blanche perçait l’obscurité de la forêt, dont les arbres et les cépées se détachaient en noir sur le fond pâle de l’aube : c’était le matin.
La pluie avait cessé, pas un souffle de vent n’agitait les feuilles lourdes, et dans toute la forêt régnait un silence profond que déchirait seulement ce chant d’oiseau, qui s’élevait au-dessus de sa tête, et auquel répondaient au loin d’autres chants, comme un appel matinal, se répétant, se prolongeant de canton en canton.
Elle écoutait, en se demandant si elle devait se lever déjà et reprendre son chemin, quand un frisson la secoua, et, en passant sa main sur sa veste, elle la sentit mouillée comme après une averse ; c’était l’humidité des bois qui l’avait pénétrée, et maintenant, dans le refroidissement du jour naissant, la glaçait. Elle ne devait pas hésiter plus longtemps ; tout de suite elle se mit sur ses jambes et se secoua fortement comme un cheval qui s’ébroue : en marchant, elle se réchaufferait.
Cependant, après réflexion, elle ne voulut pas encore partir, car il ne faisait pas assez clair pour qu’elle se rendît compte de l’état du ciel, et, avant de quitter cette cabane, il était prudent de voir si la pluie n’allait pas reprendre.
Pour passer le temps, et plus encore pour se donner du mouvement, elle remit en place les fagots qu’elle avait dérangés la veille, puis elle peigna ses cheveux, et fit sa toilette au bord d’un fossé plein d’eau.
Quand elle eut fini, le soleil levant avait remplacé l’aube, et maintenant, à travers les branches des arbres, le ciel se montrait d’un bleu pâle, sans le plus léger nuage : certainement la matinée serait belle, et probablement la journée aussi ; il fallait partir.
Malgré les reprises qu’elle avait faites à ses bas, la mise en marche fut cruelle, tant ses pieds étaient endoloris, mais elle ne tarda pas à s’aguerrir, et bientôt elle fila d’un bon pas régulier sur la route dont la pluie avait amolli la dureté ; le soleil qui la frappait dans le dos, de ses rayons obliques, la réchauffait, en même temps qu’il projetait sur le gravier une ombre allongée marchant à côté d’elle ; et cette ombre, quand elle la regardait, la rassurait : car, si elle ne donnait pas l’image d’une jeune fille bien habillée, au moins ne donnait-elle plus celle de la pauvre diablesse de la veille, aux cheveux embroussaillés et au visage terreux ; les chiens ne la poursuivraient peut-être plus de leurs aboiements, ni les gens de leurs regards défiants.
Le temps aussi était à souhait pour lui mettre au cœur des pensées d’espérance : jamais elle n’avait vu matinée si belle, si riante ; l’orage en lavant les chemins et la campagne avait donné à tout, aux plantes, comme aux arbres, une vie nouvelle qui semblait éclose de la nuit même ; le ciel, réchauffé, s’était peuplé de centaines d’alouettes qui piquaient droit dans l’azur limpide en lançant des chansons joyeuses ; et de toute la plaine qui bordait la forêt s’exhalait une odeur fortifiante d’herbes, de fleurs et de moissons.
Au milieu de cette joie universelle était-il possible qu’elle restât seule désespérée ? Le malheur la poursuivrait-il toujours ? Pourquoi n’aurait-elle pas une bonne chance ? C’en était déjà une grande, de s’être abritée dans la forêt ; elle pouvait bien en rencontrer d’autres.
Et, tout en marchant, son imagination s’envolait sur les ailes de cette idée, à laquelle elle revenait toujours, que quelquefois on perd de l’argent sur les grands chemins, qu’une poche trouée laisse tomber ; ce n’était donc pas folie de se répéter encore qu’elle pouvait trouver ainsi, non une grosse bourse qu’elle devrait rendre, mais un simple sou, et même une pièce de dix sous qu’elle aurait le droit de garder sans causer de préjudice à personne, et qui la sauveraient.
De même il lui semblait qu’il n’était pas extravagant, non plus, de penser qu’elle pourrait rencontrer une bonne occasion de s’employer à un travail quelconque, ou de rendre un service qui lui feraient gagner quelques sous.
Elle avait besoin de si peu pour vivre trois ou quatre jours.
Et elle allait ainsi les yeux attachés sur le gravier lavé, mais sans apercevoir le gros sou ou la petite pièce blanche tombée d’une mauvaise poche, pas plus qu’elle ne rencontrait les occasions de travail que l’imagination représentait si faciles et que la réalité n’offrait nulle part.
Cependant il y avait urgence à ce que l’une ou l’autre de ces bonnes chances s’accomplît au plus tôt, car les malaises qu’elles avait ressentis la veille se répétaient si intenses par moments, qu’elle commençait à craindre de ne pas pouvoir continuer son chemin : maux de cœur, nausées, étourdissements, bouffées de sueurs qui lui cassaient bras et jambes.
Elle n’avait pas à chercher la cause de ces troubles, son estomac la lui criait douloureusement, et comme elle ne pouvait pas répéter l’expérience de la veille avec les branches de bouleau, qui lui avait si mal réussi, elle se demandait ce qui adviendrait, après qu’un étourdissement plus fort que les autres l’aurait forcée à s’asseoir sur l’un des bas côtés de la route.
Pourrait-elle se relever ?
Et, si elle ne le pouvait pas, devrait-elle mourir là sans que personne lui tendît la main ?
La veille, si on lui avait dit, quand par un effort désespéré elle avait gagné la cabane de la forêt, qu’à un moment donné elle accepterait sans révolte cette idée d’une mort possible par faiblesse et abandon de soi, elle se serait révoltée : ne se sauvent-ils pas ceux qui luttent jusqu’au bout ?
Mais la veille ne ressemblait pas au jour présent : la veille elle avait un reste de force qui maintenant lui manquait, sa tête était solide, maintenant elle vacillait.
Elle crut qu’elle devait se ménager, et chaque fois qu’une faiblesse la prit elle s’assit sur l’herbe pour se reposer quelques instants.
Comme elle s’était arrêtée devant un champ de pois, elle vit quatre jeunes filles, à peu près du même âge qu’elle, entrer dans ce champ sous la direction d’une paysanne et en commencer la cueillette. Alors, ramassant tout son courage, elle franchit le fossé de la route et se dirigea vers la paysanne ; mais celle-ci ne la laissa pas venir :
« Qué que tu veux ? dit-elle.
– Vous demander si vous voulez que je vous aide.
– Je n’avons besoin de personne.
– Vous me donnerez ce que vous voudrez.
– D’où que t’es ?
– De Paris. »
Une des jeunes filles leva la tête et lui jetant un mauvais regard, elle cria :
« C’te galvaudeuse qui vient de Paris pour prendre l’ouvrage du monde.
– On te dit qu’on n’a besoin de personne, » continua la paysanne.
Il n’y avait qu’à repasser le fossé et à se remettre en marche, ce qu’elle fit, le cœur gros et les jambes cassées.
« V’la les gendarmes, cria une autre, sauve-toi. »
Elle retourna vivement la tête et toutes partirent d’un éclat de rire, s’amusant de leur plaisanterie.
Elle n’alla pas loin et bientôt elle dut s’arrêter, ne voyant plus son chemin tant ses yeux étaient pleins de larmes ; que leur avait-elle fait pour qu’elles fussent si dures !
Décidément, pour les vagabonds le travail est aussi difficile à trouver que les gros sous. La preuve était faite. Aussi n’osa-t-elle pas la répéter, et continua-t-elle son chemin, triste, n’ayant pas plus d’énergie dans le cœur que dans les jambes.
Le soleil de midi acheva de l’accabler : maintenant elle se traînait plutôt qu’elle ne marchait ne pressant un peu le pas que dans la traversée des villages pour échapper aux regards, qui, s’imaginait-elle, la poursuivaient, le ralentissant au contraire quand une voiture venant derrière elle allait la dépasser ; à chaque instant, quand elle se voyait seule, elle s’arrêtait pour se reposer et respirer.
Mais alors c’était sa tête qui se mettait en travail, et les pensées qui la traversaient, de plus en plus inquiétantes, ne faisaient qu’accroître sa prostration.
À quoi bon persévérer, puisqu’il était certain qu’elle ne pourrait pas aller jusqu’au bout ?
Elle arriva ainsi dans une forêt à travers laquelle la route droite s’enfonçait à perte de vue, et la chaleur, déjà lourde et brûlante dans la plaine, s’y trouva étouffante : un soleil de feu, pas un souffle d’air, et des sous-bois comme des bas côtés du chemin montaient des bouffées de vapeur humide qui la suffoquaient.
Elle ne tarda pas à se sentir épuisée, et, baignée de sueur, le cœur défaillant, elle se laissa tomber sur l’herbe, incapable de mouvement comme de pensée.
À ce moment une charrette qui venait derrière elle passa :
« Fait-y donc chaud, dit le paysan qui la conduisait assis sur un des limons, faut mouri. »
Dans son hallucination, elle prit cette parole pour la confirmation d’une condamnation portée contre elle.
C’était donc vrai qu’elle devait mourir : elle se l’était déjà dit plus d’une fois, et voilà que ce messager de la Mort le lui répétait.
Hé bien, elle mourrait ; il n’y avait à se révolter, ni à lutter plus longtemps ; elle le voudrait, qu’elle ne le pourrait plus ; son père était mort, sa mère était morte, maintenant c’était son tour.
Et, de ces idées qui traversaient sa tête vide, la plus cruelle était de penser qu’elle eut été moins malheureuse de mourir avec eux, plutôt que dans ce fossé comme une pauvre bête.
Alors elle voulut faire un dernier effort, entrer sous bois et y choisir une place où elle se coucherait pour son dernier sommeil, à l’abri des regards curieux. Un chemin de traverse s’ouvrait à une courte distance, elle le prit et, à une cinquantaine de mètres de la route, elle trouva une petite clairière herbée, dont la lisière était fleurie de belles digitales violettes. Elle s’assit à l’ombre d’une cépée de châtaignier, et, s’allongeant, elle posa sa tête sur son bras, comme elle faisait chaque soir pour s’endormir.
Une sensation chaude sur le visage la réveilla en sursaut, elle ouvrit les yeux, effrayée, et vit vaguement une grosse tête velue penchée sur elle.
Elle voulut se jeter de côté, mais un grand coup de langue appliqué en pleine figure la retint sur le gazon.
Si rapidement que cela se fut passé elle avait eu cependant le temps de se reconnaître : cette grosse tête velue était celle d’un âne ; et, au milieu des grands coups de langue qu’il continuait à lui donner sur le visage et sur ses deux mains mises en avant, elle avait pu le regarder.
« Palikare ! »
Elle lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa en fondant en larmes :
« Palikare, mon bon Palikare. »
En entendant son nom il s’arrêta de la lécher, et relevant la tête il poussa cinq ou six braiments de joie triomphante, puis après ceux-là qui ne suffisaient pas pour crier son contentement, encore cinq ou six autres non moins formidables.
Elle vit alors qu’il était sans harnais, sans licol et les jambes entravées.
Comme elle s’était soulevée pour lui prendre le cou et poser sa tête contre la sienne en le caressant de la main, tandis que de son côté il abaissait vers elle ses longues oreilles, elle entendit une voix enrouée qui criait :
« Qué que t’as, vieux coquin ? Attends un peu, j’y vas, j’y vas, mon garçon. »
En effet un bruit de pas pressés résonna bientôt sur les cailloux du chemin, et Perrine vit paraître un homme vêtu d’une blouse et coiffé d’un chapeau de cuir qui arrivait la pipe à la bouche.
« Hé ! gamine qué tu fais à mon âne ? » cria-t-il sans retirer sa pipe de ses lèvres.
Tout de suite Perrine reconnut La Rouquerie, la chiffonnière habillée en homme à qui elle avait vendu Palikare au Marché aux chevaux, mais la chiffonnière ne la reconnut pas et ce fut seulement après un certain temps qu’elle la regarda avec étonnement :
« Je t’ai vue quelque part ? dit-elle.
– Quand je vous ai vendu Palikare.
– Comment, c’est toi, fillette, que fais-tu ici ? »
Perrine n’eut pas à répondre ; une faiblesse la prit qui la força à s’asseoir, et sa pâleur ainsi que ses yeux noyés parlèrent pour elle.
« Qué que t’as, demanda La Rouquerie, t’es malade ? »
Mais Perrine remua les lèvres sans articuler aucun son, et s’appuyant sur son coude s’allongea tout de son long, décolorée, tremblante, abattue par l’émotion autant que par la faiblesse.
« Hé ben, hé ben, cria La Rouquerie, ne peux-tu pas dire ce que t’as ? »
Précisément elle ne pouvait pas dire ce qu’elle avait, bien qu’elle gardât conscience de ce qui se passait autour d’elle.
Mais La Rouquerie était une femme d’expérience qui connaissait toutes les misères :
« Elle est bien capable de crever de faim », murmura-t-elle.
Et sans plus, abandonnant la clairière, elle se dirigea vers la route où se trouvait une petite charrette dételée dont les ridelles étaient garnies de peaux de lapin accrochées çà et là ; vivement elle ouvrit un coffre d’où elle tira une miche de pain, un morceau de fromage, une bouteille, et rapporta le tout en courant.
Perrine était toujours dans le même état.
« Attends, ma fillette, attends, » dit La Rouquerie.
S’agenouillant près d’elle elle lui introduisit le goulot de la bouteille entre les lèvres.
« Bois un bon coup, ça te soutiendra. »
En effet le bon coup ramena le sang au visage pâli de Perrine et lui rendit le mouvement.
« Tu avais faim ?
– Oui.
– Eh bien maintenant il faut manger, mais en douceur ; attends un peu. »
Elle coupa un morceau à la miche ainsi qu’au fromage et les lui tendit.
« En douceur, surtout, où plutôt je vas manger avec toi, ça te modérera. »
La précaution était sage car déjà Perrine avait mordu à même le pain et il semblait qu’elle ne se conformerait pas à la recommandation de La Rouquerie.
Jusque-là Palikare était resté immobile regardant ce qui se passait de ses grands yeux doux ; quand il vit La Rouquerie assise sur l’herbe à côté de Perrine il s’agenouilla près de celle-ci.
« Le coquin voudrait bien un morceau de pain, dit La Rouquerie.
– Vous permettez que je lui en donne un ?
– Un, deux, ce que tu voudras, quand il n’y en aura plus, il y en aura encore ; ne te gêne pas, fillette, il est si content de te retrouver, le bon garçon, car tu sais c’est un bon garçon.
– N’est-ce pas ?
– Quand tu auras mangé ton morceau, tu me diras comment tu es dans cette forêt à moitié morte de faim, car ça serait vraiment pitié de te couper le sifflet. »
Malgré les recommandations de La Rouquerie il fut vite dévoré le morceau :
« Tu en voudrais bien un autre ? dit-elle quand il eut disparu.
– C’est vrai.
– Hé bien tu ne l’auras qu’après m’avoir raconté ton histoire ; pendant le temps qu’elle te prendra, ce que tu as déjà mangé se tassera. »
Perrine fit le récit qui lui était demandé en commençant à la mort de sa mère : quand elle arriva à l’aventure de Saint-Denis, La Rouquerie qui avait allumé sa pipe la retira de sa bouche et lança une bordée d’injures à l’adresse de la boulangère :
« Tu sais que c’est une voleuse, s’écria-t-elle, je n’en donne à personne des pièces fausses, attendu que je ne m’en laisse fourrer par personne. Sois tranquille, il faudra qu’elle me la rende quand je repasserai par Saint-Denis ou bien j’ameute le quartier contre elle ; j’en ai des amis à Saint-Denis, nous mettrons le feu à sa boutique. »
Perrine continua son récit et l’acheva.
« Comme ça tu étais en train de mourir, dit La Rouquerie ; quel effet cela te faisait-il ?
– Ça a commencé par être très douloureux, et j’ai dû crier à un moment comme on crie la nuit quand on étouffe, et puis j’ai rêvé du paradis et de la bonne nourriture que j’allais y manger ; maman qui m’attendait me faisait du chocolat au lait, je le sentais.
– C’est curieux que le coup de chaleur qui devait te tuer te sauve précisément, car sans lui je ne me serais pas arrêtée dans ce bois pour laisser reposer Palikare et il ne t’aurait pas trouvée. Maintenant qu’est-ce que tu veux faire ?
– Continuer mon chemin.
– Et demain comment mangeras-tu ? Il faut avoir ton âge pour aller comme ça à l’aventure.
– Que voulez-vous que je fasse ? »
La Rouquerie tira deux ou trois bouffées de sa pipe gravement, en réfléchissant, puis elle répondit :
« Voilà. Je vas jusqu’à Creil, pas plus loin, en achetant mes marchandises dans les villages et les villes qui se trouvent sur ma route ou à peu près, Chantilly, Senlis ; tu viendras avec moi, crie un peu, si tu en as la force : « Peaux de lapin, chiffons, ferraille à vendre ».
Perrine fit ce qui lui était demandé.
« Bon, la voix est claire ; comme j’ai mal à la gorge tu crieras pour moi et gagneras ton pain. À Creil je connais un coquetier qui va jusqu’aux environs d’Amiens pour ramasser des œufs, je lui demanderai de t’emmener avec lui dans sa voiture. Quand tu seras près d’Amiens tu prendras le chemin de fer pour aller jusqu’au pays de tes parents.
– Avec quoi ?
– Avec cent sous que je t’avancerai en remplacement de la pièce que la boulangère t’a volée et que je me ferai rendre, tu peux en être sûre. »
Les choses s’arrangèrent comme La Rouquerie les avait disposées.
Pendant huit jours Perrine parcourut tous les villages qui se trouvent de chaque côté de la forêt de Chantilly : Gouvieux, Saint-Maximin, Saint-Firmin, Mont-l’Évêque, Chamant, et, quand elle arriva à Creil, La Rouquerie lui proposa de la garder avec elle.
« Tu as une voix fameuse pour le commerce du chiffon, tu me rendrais service et ne serais pas malheureuse ; on gagne bien sa vie.
– Je vous remercie, mais ce n’est pas possible. »
Voyant que cet argument n’était pas suffisant, elle en mit un autre en avant :
« Tu ne quitterais pas Palikare. »
Il troubla en effet Perrine qui laissa voir son émotion mais elle se raidit.
« Je dois aller près de mes parents.
– Tes parents t’ont-ils sauvé la vie comme lui ?
– Je n’obéirais pas à maman si je n’y allais pas.
– Vas-y donc ; mais, si un jour tu regrettes l’occasion que je t’offre, tu ne t’en prendras qu’à toi.
– Soyez sûre que je garderai votre souvenir dans mon cœur. »
La Rouquerie ne se fâcha pas de ce refus au point de ne pas arranger avec son ami le coquetier le voyage en voiture jusqu’aux environs d’Amiens, et pendant toute une journée Perrine eut la satisfaction de rouler au trot de deux bons chevaux, couchée dans la paille, sous une bâche au lieu de peiner à pied sur cette longue route, que la comparaison de son bien-être présent avec les fatigues passées lui faisait paraître plus longue encore. À Essentaux, elle coucha dans une grange, et le lendemain, qui était un dimanche, elle donna au guichet de la gare d’Ailly sa pièce de cent sous qui, cette foi, ne fut ni refusée, ni confisquée, et sur laquelle on lui rendit deux francs soixante-quinze avec un billet pour Picquigny, où elle arriva à onze heures par une matinée radieuse et chaude, mais d’une chaleur douce qui ne ressemblait pas plus à celle de la forêt de Chantilly, qu’elle ne ressemblait elle-même à la misérable qu’elle était à ce moment.
Pendant les quelques jours qu’elle avait passés avec La Rouquerie, elle avait pu repriser et rapiécer sa jupe et sa veste, se tailler un fichu dans des chiffons, laver son linge, cirer ses souliers ; à Ailly, en attendant le départ du train, elle avait fait dans le courant de la rivière une toilette minutieuse ; et maintenant, elle débarquait propre, fraîche et dispose.
Mais ce qui, mieux que la propreté, mieux même que les cinquante-cinq sous qui sonnaient dans sa poche, la relevait, c’était un sentiment de confiance qui lui venait de ses épreuves passées. Puisqu’en ne s’abandonnant pas et en persévérant jusqu’au bout, elle en avait triomphé, n’avait-elle pas le droit d’espérer et de croire qu’elle triompherait maintenant des difficultés qui lui restaient à vaincre ? Si le plus dur n’était pas accompli, au moins y avait-il quelque chose de fait, et précisément le plus pénible, le plus dangereux.
À la sortie de la gare, elle avait passé sur le pont d’une écluse, et maintenant elle marchait allègre, à travers de vertes prairies plantées de peupliers et de saules qu’interrompaient de temps en temps des marais, dans lesquels on apercevait à chaque pas des pêcheurs à la ligne penchés sur leur bouchon et entourés d’un attirail qui les faisait reconnaître tout de suite pour des amateurs endimanchés échappés de la ville. Aux marais succédaient des tourbières, et sur l’herbe roussie, s’alignaient des rangées de petits cubes noirs entassés géométriquement et marqués de lettres blanches ou de numéros qui étaient des tas de tourbe disposés pour sécher.
Que de fois son père lui avait-il parlé de ces tourbières et de leurs entailles, c’est-à-dire des grands étangs que l’eau a remplis après que la tourbe a été enlevée, qui sont l’originalité de la vallée de la Somme. De même, elle connaissait ces pêcheurs enragés que rien ne rebute, ni le chaud, ni le froid, si bien que ce n’était pas un pays nouveau qu’elle traversait, mais au contraire connu et aimé, bien que ses yeux ne l’eussent pas encore vu : connues ces collines nues et écrasées qui bordent la vallée ; connus les moulins à vent qui les couronnent et tournent même par les temps calmes, sous l’impulsion de la brise de mer qui se fait sentir jusque-là.
Le premier village, aux tuiles rouges, où elle arriva, elle le reconnut aussi, c’était Saint-Pipoy, où se trouvaient les tissages et les corderies dépendant des usines de Maraucourt, et avant de l’atteindre, elle traversa par un passage à niveau un chemin de fer qui, après avoir réuni les différents villages, Hercheux, Bacourt, Flexelles, Saint-Pipoy et Maraucourt qui sont les centres des fabriques de Vulfran Paindavoine, va se souder à la grande ligne de Boulogne : au hasard des vues qu’offraient ou cachaient les peupliers de la vallée, elle voyait les clochers en ardoise de ces villages et les hautes cheminées en brique des usines, en cette journée du dimanche, sans leur panache de fumée.
Quand elle passa devant l’église on sortait de la grand’messe, et en écoutant les propos des gens qu’elle croisait, elle reconnut encore le lent parler picard aux mots traînés et chantés que son père imitait pour l’amuser.
De Saint-Pipoy à Maraucourt le chemin bordé de saules se contourne au milieu des tourbières, cherchant pour passer un sol qui ne soit pas trop mouvant plutôt que la ligne droite. Ceux qui le suivent ne voient donc qu’à quelques pas, en avant comme en arrière. Ce fut ainsi qu’elle arriva sur une jeune fille qui marchait lentement, écrasée par un lourd panier passé à son bras.
Enhardie par la confiance qui lui était revenue, Perrine osa lui adresser la parole.
« C’est bien le chemin de Maraucourt, n’est-ce pas ?
– Oui, tout dret.
– Oh ! tout dret, dit Perrine en souriant ; il n’est pas si dret que ça.
– S’il vous emberluque, j’y vas à Maraucourt, nous pouvons faire le k’min ensemble.
– Avec plaisir, si vous voulez que je vous aide à porter votre panier.
– C’est pas de refus, y pèse rud’ment. »
Disant cela elle le mit à terre en poussant un ouf de soulagement.
« C’est-y que vous êtes de Maraucourt ? demanda-t-elle.
– Non ; et vous ?
– Bien sûr que j’en suis.
– Est-ce que vous travaillez aux usines ?
– Bien sûr, comme tout le monde donc ; je travaille aux cannetières.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Tiens, vous ne connaissez pas les cannetières, les épouloirs quoi ! d’où que vous venez donc ?
– De Paris.
– À Paris ils ne connaissent pas les cannetières, c’est drôle : enfin, c’est des machines à préparer le fil pour les navettes.
– On gagne de bonnes journées ?
– Dix sous.
– C’est difficile ?
– Pas trop ; mais il faut avoir l’œil et ne pas perdre son temps.
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