C’est-y que vous voudriez être embauchée ?
– Oui ; si l’on voulait de moi.
– Bien sûr qu’on voudra de vous ; on prend tout le monde ; sans ça ousqu’on trouverait les sept mille ouvriers qui travaillent dans les ateliers ; vous n’aurez qu’à vous présenter demain matin à six heures à la grille des shèdes. Mais assez causé, il ne faut pas que je sois en retard. »
Elle prit l’anse du panier d’un côté, Perrine la prit de l’autre et elles se mirent en marche d’un même pas, au milieu du chemin.
L’occasion qui s’offrait à Perrine d’apprendre ce qu’elle avait intérêt à savoir était trop favorable pour qu’elle ne la saisît pas ; mais comme elle ne pouvait pas interroger franchement cette jeune fille, il fallait que ses questions fussent adroites et que tout en ayant l’air de bavarder au hasard, elle ne demandât rien qui n’eût un but assez bien enveloppé pour qu’on ne pût pas le deviner.
« Est-ce que vous êtes née à Maraucourt ?
– Bien sûr que j’en suis native, et ma mère l’était aussi. mon père était de Picquigny.
– Vous les avez perdus ?
– Oui, je vis avec ma grand’mère qui tient un débit et une épicerie : Mme Françoise.
– Ah ! Mme Françoise !
– Vous la connaissez-t’y ?
– Non... je dis ah ! Mme Françoise.
– C’est qu’elle est bien connue dans le pays, pour son débit, et puis aussi parce que, comme elle a été la nourrice de M. Edmond Paindavoine, quand les gens veulent demander quelque chose à M. Vulfran Paindavoine, ils s’adressent à elle.
– Elle obtient ce qu’ils désirent ?
– Des fois oui, des fois non ; pas toujours commode M. Vulfran.
– Puisqu’elle a été la nourrice de M. Edmond Paindavoine, pourquoi ne s’adresse-t-elle pas à lui ?
– M. Edmond Paindavoine ! il a quitté le pays avant que je sois née ; on ne l’a jamais revu ; fâché avec son père, pour des affaires, quand il a été envoyé dans l’Inde où il devait acheter le jute... Mais si vous ne savez pas ce que c’est qu’une cannetière, vous ne devez pas connaître le jute ?
– Une herbe ?
– Un chanvre, un grand chanvre qu’on récolte aux Indes et qu’on file, qu’on tisse, qu’on teint dans les usines de Maraucourt ; c’est le jute qui a fait la fortune de M. Vulfran Paindavoine. Vous savez il n’a pas toujours été riche M. Vulfran : il a commencé par conduire lui-même sa charrette dans laquelle il portait le fil et rapportait les pièces de toile que tissaient les gens du pays chez eux, sur leurs métiers. Je vous dis ça parce qu’il ne s’en cache pas. »
Elle s’interrompit :
« Voulez-vous que nous changions de bras ?
– Si vous voulez, mademoiselle... Comment vous appelez-vous ?
– Rosalie.
– Si vous voulez, mademoiselle Rosalie.
– Et vous, comment que vous vous nommez ? »
Perrine ne voulut pas dire son vrai nom, et elle en prit un au hasard :
« Aurélie.
– Changeons donc de bras, mademoiselle Aurélie ? »
Quand, après un court repos, elles reprirent leur marche cadencée, Perrine revint tout de suite à ce qui l’intéressait :
« Vous disiez que M. Edmond Paindavoine était parti fâché avec son père.
– Et quand il a été dans l’Inde ils se sont fâchés bien plus fort encore, parce que M. Edmond se serait marié là-bas avec une fille du pays par un mariage qui ne compte pas, tandis qu’ici M. Vulfran voulait lui faire épouser une demoiselle qui était de la plus grande famille de toute la Picardie ; c’est pour ce mariage, pour établir son fils et sa bru, que M. Vulfran a construit son château qui a coûté des millions et des millions. Malgré tout, M. Edmond n’a pas voulu se séparer de sa femme de là-bas pour prendre la demoiselle d’ici et ils se sont fâchés tout à fait, si bien que maintenant on ne sait seulement pas si M. Edmond est vivant, ou s’il est mort. Il y en a qui disent d’un sens, d’autres qui disent le contraire ; mais on ne sait rien puisqu’on est sans nouvelles de lui depuis des années et des années... à ce qu’on raconte, car M. Vulfran n’en parle à personne et ses neveux n’en parlent pas non plus.
– Il a des neveux M. Vulfran ?
– M. Théodore Paindavoine, le fils de son frère, et M. Casimir Bretoneux, le fils de sa sœur qu’il a pris avec lui pour l’aider. Si M. Edmond ne revient pas, la fortune et toutes les usines de M.
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