En toute franchise
Du même auteur
Une saison ardente
Éditions de l’Olivier, 1991
Points « Signature », no 2021
Le Bout du rouleau
Éditions de l’Olivier, 1992
Points, no 2152
Ma mère
Éditions de l’Olivier, 1994
Petite Bibliothèque de l’Olivier, 2003
Points, no P2143
Indépendance
Éditions de l’Olivier, 1996
Points, no P429
Une situation difficile
Éditions de l’Olivier, 1998
Points, no P1154
Un week-end dans le Michigan
Éditions de l’Olivier, 1999
Points, no P96
Rock Springs
Éditions de l’Olivier, 1999
Points, no P1143
Une mort secrète
Éditions de l’Olivier, 1999
Points, no P1104
Péchés innombrables
Éditions de l’Olivier, 2002
Points, no P1153
L’État des lieux
Éditions de l’Olivier, 2008
Points, no P2203
Canada
Éditions de l’Olivier, 2013
Points, no P3300
L’édition originale de cet ouvrage
a paru chez HarperCollins en 2014,
sous le titre : Let Me Be Frank With You.
ISBN 978-2-8236-0847-2
© Richard Ford, 2014.
© Éditions de l’Olivier
pour l’édition en langue française, 2015.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Kristina
Sommaire
Du même auteur
Copyright
Dédicace
Table des matières
Je suis là
Tout pourrait aller beaucoup plus mal
La nouvelle norme
La mort des autres
Remerciements
JE SUIS LÀ
Des effluves étranges surfent sur les turbulences de l’air hivernal, le long de La Côte ce matin, à deux semaines de Noël. Des gerbes de fleurs sur une mer menaçante inspirent une attente aux cœurs sans méfiance.
Il s’agit, bien sûr, du bouquet qui se dégage d’une vaste entreprise de rénovation et de réhabilitation de l’habitat. Du bois à la coupe, du PVC blanc tout propre, du béton Sakrete à l’odeur de soude, des produits d’étanchéité, du papier goudronné et de l’alcool dénaturé. Le relent d’amidon du Tyvek se mêle au fumet sulfureux de l’océan et à la puanteur terrestre de Barnegat Bay. Le fond de l’air sent le désastre intégral. Pour mes narines, naguère exercées, rien n’empeste la ruine aussi fort que les premières tentatives de sauvetage.
Je m’en aperçois tout d’abord au feu rouge de Hooper Avenue, puis en faisant le plein de ma Sonata chez Hess avant de m’engager sur le pont, direction Toms River puis Sea-Clift. Là, parmi les odeurs fortes de la station-service, tandis que le vent d’hiver m’ébouriffe, je vois mes dollars tourner à la pompe comme dans un bandit manchot, sous les nuages de décembre qui s’amoncellent. Le vent a mis en branle les girouettes du Bed Bath & Beyond, réouvert à grand bruit dans le centre commercial Ocean (« Il n’y a qu’une literie neuve pour nous mettre à plat ! »). À l’autre bout de ses kilomètres de parking, occupés au dixième à dix heures du matin, le Home Depot, aux allures de Kremlin mais à l’ambiance mystérieusement cordiale malgré l’adversité, a ouvert ses portes toutes grandes au plus tôt. Quelques clients en sortent, qui charrient tant bien que mal des caisses d’équipements neufs, toilettes, poutres maîtresses, gaines électriques, charnières sous emballage, portes évidées, et même un perron complet en équilibre instable sur un caddie géant. Tout ce bric-à-brac se dirige vers un domicile encore debout mais sous le coup d’une bonne gueule de bois après l’ouragan qui s’est abattu il y a déjà six semaines et n’est pas encore sorti des mémoires. Tout le monde demeure en état de choc – sonné, éprouvé, à cran mais résolu. Tous sont bien décidés à « revenir ».
Ici, sous le store de chez Hess, on diffuse à l’intention du client le Pat ’n’ Mike Show de la station Magic 107 à Trenton. J’ai fait partie de leurs fidèles dans le temps. Ils sont vieux aujourd’hui. Une voix de stentor, celle de Mike, déclare : « Ouh là là, Patrick, le coach Benziwicki s’est lâché, un vrai déluge de bips ! je vous le dis.
– On le réécoute, propose Pat par le haut-parleur logé au tréfonds de la pompe à essence. On le croit pas ! On hal-lu-cine ! Et tout ça sur ESPN, la chaîne omnisports ! »
Une autre voix rocailleuse, lasse (celle du coach B., enregistrée celle-là), reprend, furibonde : « Bon, alors moi je vais vous dire une bonne chose, à vous autres reporters sportifs de (biiip). Quand vous serez capables de coacher une équipe d’écolières de neuf ans, alors oui, je vous accorderai peut-être un minimum de respect, (biiip) de (biiip) ! Mais d’ici là, je vous conseille d’aller vous faire (biiip) jusqu’à la saint-glinglin. Je l’ai dit fort et clair, vous m’avez bien entendu, espèces de petits (biiip final). »
Le jeune pompiste en combinaison blanche qui vient de me faire le plein a le regard atone ; il n’entend rien, lui. Il me considère comme si j’étais transparent.
« Fin de l’histoire, sans doute, concède Mike.
– Et on en rajoute une couche, ajoute Pat. Allez, rends tes clefs, coach, t’es cuit. Remballe tes bips et reprend ton bus pour ton Chillicothe de biiip.
– Incroyable, biiip de biiip.
– Allez, on fait un break, fils de biiip.
– Mais c’est toi, le fils de biiip, ah ah ah. »
Ces dernières semaines, j’ai entamé un inventaire personnel des mots qui, selon moi, ne devraient plus faire partie de la langue, orale ou autre. Cela avec la conviction que la vie consiste à se délester progressivement pour atteindre à une essence plus solide, plus proche de la perfection, objectif de toute activité mentale à mesure que nous nous dirigeons vers nos Chillicothe virtuels respectifs, tous tant que nous sommes. Une réserve de mots plus restreinte et mieux adaptée nous aiderait, me semble-t-il, en offrant l’exemple d’une pensée plus claire. Au fond, ce serait un peu comme de s’installer à Prague sans apprendre le tchèque : pour se faire comprendre, on finirait par parler un anglais qui réponde à des critères de clarté, de simplicité et de substance. Du reste, l’individu vieillissant, moi par exemple, n’a que trop tendance à s’engluer dans les sédiments de la vie. Vu qu’il ne se passe plus grand-chose, sauf sur le front de la santé, autant s’alléger. Et par où commencer sinon par les mots qui nous servent à exprimer des idées se faisant chez nous de plus en plus rares, de plus en plus errantes. Ainsi, celui qui a le tchèque pour langue maternelle serait sans doute en peine de saisir tout le sel d’euphémismes comme « faire ses gros besoins » et « mince alors ! », ou de la formule « nous attendons un bébé », de « c’est un sujet » pour « c’est un problème », ou d’ailleurs de « mortel » pour « pas mal ». Ou encore de « on se fait un débrief », « mentor » et « mentoré », « transmission » (être dans la), « atterrissage économique en douceur », « phratrie », « créer du lien », « s’hydrater » (dans le sens de boire), « faire de l’art », « partage » (être dans le), « tendre la main à l’autre ».
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