Enfin, pour en revenir à Magic 107, disons que « putain » demeure pour moi un terme encore fort utile, qu’il soit substantif, adjectif ou invective, avec toutes les nuances dont le pare son histoire déjà riche. La langue imite l’émeute, dit le poète. Or qu’est la vie actuelle, si elle n’est pas émeute ?

 

 

Hier, sur le coup de huit heures, un appel inattendu a perturbé le programme de ma matinée. C’est Sally, ma femme, qui a répondu, mais elle m’a sorti de mon lit pour me passer le téléphone. J’étais réveillé dans le clair-obscur du petit jour, je rêvassais sur l’éventualité que quelque part, encore à mon insu, quelque chose de sympathique soit en train de se préparer, qui me concernerait bientôt pour mon plus grand bonheur. Depuis que j’ai quitté l’immobilier où j’ai exercé pendant des décennies, ce type d’espoir est ce qui me manque le plus. C’est bien le seul, compte tenu de l’état actuel de ce secteur et des aléas de ma propre existence. Je suis satisfait, ici à Haddam, promu, avec mes soixante-huit ans, à l’échelon supérieur qui pourrait bien être le dernier de ma carrière terrestre ; j’émarge à la rubrique « Agenda vierge », enfin à même de faire le bien et rien que le bien si le cœur m’en dit. Moyennant quoi, une fois par semaine, je me rends à l’aéroport de Newark Liberty avec un groupe d’anciens combattants pour accueillir les soldats rentrant dans leurs foyers après une mission en Afghanistan ou en Irak, fatigués et déboussolés. Je ne me targue pas d’« engagement social » ni de « renvoi d’ascenseur » dans la mesure où je ne vois guère de contrainte à aller sourire, main tendue, en déclarant d’une voix forte : « Bienvenue chez vous, soldat (matelot, aviateur). Merci d’avoir servi votre patrie ! » Le geste est plus grandiloquent que grave, et vise surtout à démontrer que nous sommes toujours dans le coup, nous les seniors – autant dire qu’il suffit à prouver le contraire. Quoi qu’il en soit, mes capteurs sont sensibles à ce que je pourrais faire de positif en ce soir de ma vie autrement connu sous le nom de « retraite ».

« Frank ? Ici Arnie Urquhart ». La voix mâle tonitruante et bourrue me parvenait dans un grésillement parmi le boucan de la circulation automobile. En arrière-fond s’y superposait de la musique, Peter, Paul and Mary qui chantaient Lemon Tree, de la lointaine année 1965. « Citreunnier, si jeuli, avec ta fleur au doux parfum… » En pyjama devant la fenêtre, tout en regardant l’employé de la compagnie des eaux d’Elizabethtown monter les marches du perron pour noter notre consommation, je revoyais le visage de l’ultrasensuelle Mary, avec sa bouche cruelle, sa rusticité, sa blondeur ravageuse et sa voix de contralto prometteuse d’un coït dépourvu de prise de tête, pour lequel on aurait volontiers abdiqué toute dignité, sans rêver pourtant d’être à la hauteur. Dire que bien des années plus tard, elle allait finir ses jours méconnaissable dans un boubou informe. (Lequel de ses deux acolytes était exhibitionniste, déjà ? Il y en a un qui s’est installé dans le Maine.) « … mais le fruit du peuvre citreunnier hélas n’est pas sucré… »

« Baisse le volume d’un truc ou d’un autre, Arnie, j’ai jeté dans le vacarme composite du lieu qu’il occupait sur la planète. Je t’entends pas.

– Ah ouais, d’accord. » Bruit de succion d’une vitre remontée électriquement. La pauvre Mary a été réduite au silence de la tombe où elle repose.

À partir de là, notre communication est devenue plus claire, puis il y a eu un long blanc. J’ai un peu perdu l’habitude de parler au téléphone.

« Qu’est-ce qu’ils ont, ces gars de la météo, à vouloir du beau temps à tout prix ? » a dit Arnie, qui, à présent, tenait le combiné à distance. Il m’avait placé sur haut-parleur, et sa voix me faisait l’effet de venir d’outre-temps.

« C’est dans leur ADN, ai-je répondu, sans quitter ma fenêtre.

– Ouais, ouais », a soupiré Arnie d’un timbre caverneux. J’entendais les voitures raser la sienne en sifflant, dans ce point de l’espace conjectural.

« Mais t’es où, Arnie, au fait ?

– Je me suis arrêté sur cette vacherie d’autoroute du Garden State, près de Cheesequake. Je vais à Sea-Clift, enfin à ce qu’il en reste, merde alors.

– Je vois. Et ta maison, elle est dans quel état ?

– Ah, tu vois, Frank ? Eh ben, putain, j’en suis ravi. »

Au temps béni de la bulle immobilière, laquelle a explosé depuis, j’ai vendu une maison à Arnie – pas une maison, ma maison. À Sea-Clift, justement. Un palais d’été sur la plage, dessiné par un architecte, séquoia et verre, les pieds dans une mer qui semblait alors étale autant qu’étincelante. La résidence secondaire dont tout le monde rêve. J’avais réussi à lui faire cracher une somme rondelette (2,8 millions de dollars, sachant qu’il n’y a pas de commission entre particuliers). Sally et moi avions décidé de retourner dans l’arrière-pays. Je m’apprêtais à retirer ma plaque professionnelle.