Personne n’a accès à cette zone sauf les entreprises de bâtiment, les riverains et les pouvoirs publics (ainsi que le Président Obama et le gros igname confit qui nous tient lieu de gouverneur). Mais c’est mon jour de chance. Le flic, qui remonte sa lourde ceinture de flic et pose sa casquette bleue sur sa grosse tête de flic, est une mienne connaissance, le sergent Alyss, de la police de Sea-Clift. Je lui ai vendu sa maison de Seaside Park il y a des années, alors qu’il débutait dans la vie et que, la taille de son foyer ayant doublé subitement, il lui fallait trouver un logement plus vaste et moins cher – à Silverton.

Paume levée, l’officier de police Alyss se transforme à présent en frontière humaine pour faire obstacle aux pillards, aux badauds sans autorisation spéciale et aux fouinards dans mon genre. Je n’ai pas plus tôt baissé ma glace qu’il arrive pour prononcer un discours dissuasif, sa grosse main droite posée sur son gros Glock noir. Il a pris pas mal d’ampleur depuis la dernière fois que je l’ai vu. On croirait que sa masse a été consolidée avec du béton de Portland, sous l’uniforme. Il ne se déplace pas de la manière la plus naturelle – enkevlardé qu’il est des pieds à la tête, chaussé de bottes de commando grosses comme des moonboots, sans compter le harnais de cuir noir auquel est fixé son attirail de flic : bombe à brûler les yeux des délinquants, menottes métalliques, talkie-walkie format annuaire, matraque assommeuse au bout d’une bride en métal, réserve de munitions clipsées, rangée de compartiments pressionnés qui contiennent Dieu sait quoi, plus une paire de gants noirs patibulaires. C’est le bonhomme Michelin des secouristes, sa casquette ronde à l’insigne doré enfoncée jusqu’au ras des sourcils. J’ai envie de rire parce que je sais qu’il ne ferait pas de mal à une mouche. Mais il est trop engoncé pour ne pas inspirer la sympathie. D’ailleurs, se moquer de la police est un impair regrettable dans le New Jersey.

« Bon alors, monsieur… » Le sergent Alyss va me débiter son couplet : « Z’allez me faire le plaisir d’opérer un demi-tour fissa et de repasser le pont. » C’est ce que je pensais, il ne m’a pas bien vu. Mais un petit sourire naît sur son visage, il tourne sa grosse face vers moi, se penche à ma vitre comme un gosse (un gosse mahousse). « Ah d’accord ! » dit-il, son sourire s’élargissant et faisant aussitôt de lui le plus joyeux des gendarmes. Je suis repéré comme ami. (Il se fait copieusement charrier à cause de son nom, on l’appelle Alice. Aujourd’hui, il s’est de toute évidence installé dans la fonction.) Ses gros lobes d’oreilles ukrainiens – gras, pendants et roses – ne présentent pas, je le remarque, l’ombre d’un sillon. On voit bien qu’il n’a pas le moindre souci dans l’existence. Sa famille modèle à Silverton, son insigne et son flingue, que pourrait-il vouloir de plus ? « Alors, comme ça, vous êtes venu nous expliquer que vous êtes un petit malin, d’être parti quand vous êtes parti », me lance-t-il. Il rayonne, ses grands yeux bleus slaves écarquillés et intenses passent en revue ma voiture. Il n’a que trente-cinq ans, il a joué tight end à la fac de Rider, puis il a passé une année en Équateur et s’est acquitté en force de sa mission apostolique consistant à amener les autochtones à Jésus. Son père était flic îlotier à Newark, et il a fait le « sacrifice suprême ». Ce sont des choses qu’on vient à savoir, dans l’immobilier. Berta, sa femme, était parmi les infirmières qui se sont occupées de moi pendant mon séjour de longue durée à l’hôpital, après qu’on m’avait tiré dessus.

« Je vais seulement conseiller un vieux client, Pete, sa maison a été soufflée par l’ouragan. » Pas la peine de lui dire qu’il s’agit de ma maison ; restons sobres.

« Ah, ne m’en parlez pas ! » s’exclame le sergent Alyss, dont le sourire s’éteint. Il n’est pas beau garçon ; ses traits sont trop gros, trop roses, trop charnus ; on dirait le rejeton d’un fermier du Minnesota qui se serait hybridé avec son bétail. Il a de la chance d’avoir trouvé une femme. Son petit micro crachote sur son épaule, sans rien émettre. Même s’il est improbable qu’il le dise, et il a d’ailleurs déménagé lui-même depuis des années, ça doit pas mal le chiffonner que je sois parti. « Vos anciens bureaux ne sont plus qu’un terrain vague, m’annonce-t-il. Le mur du fond vient de s’effondrer. » Le revoilà boulot-boulot, comme si un stage de formation antérieur venait d’illuminer sa tête dure.