D’abord et surtout, je le vois, une activité policière. De grands costauds en tenue de SWAT2, des agents de la garde nationale en équipement pour le désert patrouillent, bardés d’une quincaillerie meurtrière. Il y a les vans du département de la Santé, avec un personnel en combinaison Hazmat3 de couleur blanche. Les employés de la compagnie d’électricité arrivés avec des camions-grues ; ils débarquent par convois entiers du Texas et du Minnesota, pas moyen de les empêcher de passer. Et puis il y a des trucks en tout genre – des Datsun comme ceux des terroristes à Kaboul, des F 150 tout neufs, des Dodge surélevés, vrais paquets de muscles, jusqu’à des bennes éléphantesques et des péniches éboueuses – qui ont pour mission de dégager bien proprement la destruction, la douleur, et même le souvenir de la douleur et de la destruction pour aller en remplir une fosse à Elizabeth, comme on a fait des décombres du World Trade Center. Plus rien de vivable, plus rien d’OUVERT. Plus d’électricité. Un tapis de sable venu du fond de l’océan et de la plage s’est déroulé sur les rues et dans les cours, glissé sous toutes les voitures sinistrées, comme si, du jour au lendemain, La Côte était devenue Riyad. Une zone postcombat sauf que parfaitement pacifique et ordonnée, à sa manière. Je m’attends à voir des vautours décrire des cercles dans l’air brumeux, mais c’est une escouade de pélicans qui flotte au ras de la grève, en quête de quelque chose de familier ou de comestible, les deux de préférence.

Partout, on sent l’urgence fantomatique de « remettre » en place ce qui s’y trouvait. Pourtant, à mes yeux d’arrivant, c’est bien dommage qu’on ne puisse laisser les choses encore un peu en l’état, comme on tolérerait un revenant qui s’éternise. Il y a des décennies, lors de mon temps de service peu satisfaisant chez les Marines, quelques deuxième classe comme moi avaient été dépêchés en éclaireurs de Camp Pendleton à Ensenada pour surveiller la progression ennemie dans les bordels et mescalerias locaux. À l’époque, j’avais observé qu’il était impossible de dire si les immeubles mexicains délabrés devant lesquels nous passions étaient en décomposition ou au contraire en reconstruction, avec de nouveaux occupants prêts à investir les lieux. Ortley Beach, pour ce que j’en vois, offre cet aspect-là, tout comme, j’en suis bien convaincu, les villes balnéaires naguère étincelantes, au nord et au sud d’ici : captives de l’instant indécis, entre l’être et le néant. Naguère, cette bande de terre aujourd’hui salée m’a assuré une subsistance confortable. Je devrais être en mesure de pressentir le potentiel de ce qu’il en reste. Or pour l’heure, j’en suis incapable.

 

 

Un panneau sur l’accotement de la bretelle de sortie met en garde les visiteurs indélicats : PILLARDS, ATTENTION ! Pour souligner le propos, on a tracé à la peinture rouge un crâne avec deux tibias croisés. Le message LE COUVRE-FEU À 18 HEURES, C’EST POUR TOUT LE MONDE remplit le reste de l’espace, histoire de faire plus personnel. Une forêt d’autres panneaux a poussé un peu partout, comme sur les pelouses des particuliers en période électorale ; ils annoncent : NOUS RACHETONS VOTRE MAISON (OU CE QU’IL EN RESTE). MARTELLO BROTHERS – CAMIONS-POUBELLES. HABLA INGLES – RAPIDO ! FORMATION AU SOUTIEN PSYCHOLOGIQUE DES VICTIMES EN DIX JOURS. POMPAGE RAPIDE DE LA MOISISSURE. CONNAISSEZ VOS DROITS. COOPÉRATIVE DES ÉCRIVAINS. COCKTAIL DE LA NRA À L’HAMPTON INN DE TOMS RIVER. UN CHAUFFARD IVRE A TUÉ MA FILLE. PRANA YOGA. ATELIER DE SEXUALITÉ TANTRIQUE. UN PLAT DE SPAGHETTIS OFFERT AUX SECOURISTES. Un autre panneau se contente d’énoncer (clin d’œil aux diplômés en lettres et sciences humaines) ce vers de Shelley : VOILÀ TOUT CE QU’IL RESTE.

Comme je m’approche au pas du mobile home de la police, après avoir pris la précaution d’éteindre Copland, un policier sort d’une porte latérale et s’avance sur le trottoir recouvert de sable.