Des tourbillons de sable ont englouti tout ce qui se trouvait au sol. Les maisons – y compris les rares qui semblent intactes – paraissent frappées de stupeur. Les toits, les fenêtres, les perrons, les murs extérieurs, les garages, les bateaux enveloppés de propylène bleu – tout donne l’impression qu’un géant a surgi de la mer grise pour semer la dévastation. Parce que ici, il y avait des gens qui vivaient. Et pas seulement des petits futés d’estivants, enamourés de leurs châteaux des brouillards, persiennes d’époque, qui viennent s’installer pour trois mois fin mai, au lendemain de Memorial Day, mais un vigoureux régiment de résidents à l’année, plus d’heureux retraités, ainsi qu’un contingent plus ancien encore de détenteurs de fonds spéculatifs, guetteurs de discount, qui ont acheté dans les années soixante-dix et se sentent ici chez eux. Chacun à sa façon fréquente les pizzérias, les épiceries familiales, les garages, les traiteurs chinois, les cantines à friture du golfe où la télé reste allumée en permanence au bar, et où il y a toujours un box qui vous attend. Une atmosphère tonique de faux égalitarisme à l’américaine règne depuis longtemps dans ces parages, et c’est ce qui m’y a attiré il y a vingt ans, quand j’arrivais de Haddam. À cette époque, sept cent mille dollars, ça voulait encore dire quelque chose et ça vous achetait un coin de paradis. Sally Caldwell était mon Ève, et moi le plus heureux des hommes.

Toute cette vie-là a été étripée à la hallebarde et éparpillée comme du foin ; au point que même le plus endurci des touristes voyeurs de désastre, porté à flairer la bonne affaire en toute chose, ne pourrait que se demander : « Et maintenant, on la joue comment ? On laisse le terrain retourner à la nature ? On attend un ou dix ans pour revenir ? On part s’installer en Nouvelle-Écosse ? On se tire une balle ? »

Ici aussi, le matin fourmille d’activités, chantiers de nettoyage et de démolition, rétablissement des lignes électriques, pelleteuses et tractopelles à l’œuvre. Les citoyens sont dehors, ne serait-ce qu’en spectateurs bien souvent, poings sur les hanches devant leurs maisons en ruine. Comme l’a dit le sergent Alyss, on voit bien qu’il serait facile à un individu de partir en simple reconnaissance pour ne jamais revenir ; à croire que le désastre a creusé dans le globe un trou au bord duquel tout ce qui est civilisé et positif risque de basculer – les efforts, l’énergie, les espoirs, les rêves, les souvenirs… les bâtiments sans aucun doute –, tous menacés d’être happés vers le fond. Eh bien si, pour tout dire, je me trouve malin d’être parti quand il en était encore temps. Sauf que celui qui vend une maison où il a été heureux n’est pas si malin qu’on croit ; ces décisions-là portent la meurtrissure de la défaite.

Au bout de Central Avenue, où se situait ma maison, il n’y a jamais eu de vraie rue mais un simple panneau – Poincinet Road –, avec une piste de sable rudimentaire le long de la grève, ainsi que cinq demeures en tolérance, ouvrant sur l’océan et la plage opalescente : un rêve. Vue imprenable sur le paradis, seulement masquée par cette saleté de Portugal. C’est aujourd’hui devenu une vraie rue, ou plutôt c’était, avant que le train fou du changement climatique déraille chez nous avec sa cargaison de merde. Je débouche sur l’asphalte ensablé : pas d’Arnie, pas de Lexus à l’horizon. Cependant, comme il me l’a assuré, au numéro 7, mon ancienne maison – ce joyau de plage tout de bois et de verre inondé de lumière – est singulièrement couchée sur la gauche (et non pas sur la droite), balayée cul par-dessus tête, arrachée à ses fondations ; elle gît sur le flanc contre le sable et l’herbe de la grève, scalpée de son toit sous les assauts conjugués de l’eau, du vent, et du diable qui s’en est mêlé. À l’arrière, le mur extérieur que je franchissais par une porte rouge (disparue) a perdu son garage de deux voitures et a été dépouillé de toutes ses installations (canalisations, gaines électriques, fers à béton), dont les filaments, avec tout ce qui les connectait au reste du monde, pendouillent au derrière nu de la maison, désormais exposé aux regards. La cheminée de brique blonde a disparu, mais pas le manteau de pierre, que j’aperçois dans le séjour éventré. L’escalier extérieur à balustre n’est plus là. La terrasse panoramique en planches, où j’ai passé des nuits de bonheur à contempler des constellations dont j’ignorais le nom, a plié et ne tient encore à la structure d’ensemble brisée que par les boulons que je resserrais pieusement chaque automne. Toute la partie en verre est béante. On voit les fixations dans le « plan ouvert », là où autrefois s’improvisaient des soirées joyeuses et bien arrosées en compagnie d’un vieux pote du Michigan, passé avec une bouteille de pouilly-fuissé, et où les débuts de nuit avec Sally se faisaient tendres et murmurants, bref où la vie avait cours.

La dalle de béton gris coulée pour les fondations est tout ce qui reste d’intact – fosse curieusement réduite avec un moignon d’escalier de bois qui ne va plus nulle part. La grosse pompe à chaleur Trane est toujours là, baignant désormais dans un marigot. Mais tout le contenu du « sous-sol », bicyclettes, malles, vieux uniformes, générations de chaussures, racks à bouteilles, valises crevées venant d’un père, innombrables caisses de bazar qu’on aurait dû jeter depuis des siècles, tout ça a été avalé et recraché sur le champ d’un cultivateur, à Lakehurst ; on le retrouvera, on le restituera peut-être, ou bien alors on le mettra au musée pour commémorer la terrible puissance de mère nature quand elle se met en tête de vous faire chier.

Les quatre autres maisons de la rue ont disparu corps et biens, ne laissant derrière elles que des caves vides, comme mon ancien logis. Mais depuis qu’elles ont libéré l’espace, une jolie perspective s’est reconfigurée ; revoici l’océan et la plage tels qu’en eux-mêmes, depuis des temps immémoriaux. On aperçoit un pêcheur solitaire chaussé de cuissardes qui jette le fil de sa longue canne dans la marée montante, pour attraper des bars rayés. Il porte un gros pull tricoté, des gants épais et un bonnet orange de l’armée ; ça n’a pas l’air de mordre. Là-bas au large, entre la terre et le banc de brouillard, à une distance incommensurable depuis ma position au volant, un grand paquebot de croisière blanc – un douze-ponts paresseux – se détache, immobile, sur le gris. C’est le Carnival, le Princess ou le Norwegian, l’un des trois.