Je pressens que les passagers sont accoudés au bastingage et contemplent ce qui fut le New Jersey ; ils prennent des photos avec leur mobile, qu’ils expédient illico à Ashtabula et Boise tout en cinglant vers Great Abaco. Je ne parierais pas sur leur empathie à notre égard, nous qui vivons en bord de mer.

Mais moi, ce qui me frappe, alors que je n’y avais jamais réfléchi jusqu’ici, y compris en ma qualité d’expert ès résidences toujours en quête d’un toit pour les nécessiteux, c’est… à quel point les maisons sont quantité négligeable, une fois qu’elles ne sont plus là. Le monde reprend ses droits, sans effort, en douceur presque, rendu à lui-même. On se tord les mains et on crie au scandale dès qu’un immeuble un peu voyant sort de terre et projette son ombre disgracieuse ou qu’un parking derrière le Pathway vient bétonner le territoire sacré des Lenapes disparus, ou bien le marais où les hérons nidifient et les canards font étape. Comme si ces maux étaient éternels ! Tant s’en faut. Tout n’est peut-être pas vanité (encore que) ; mais il est clair que rien ne dure. Un ouragan classique et brutal a du bon, ne serait-ce que pour remettre la vie en perspective. Il est toujours intéressant de constater que nous n’éprouvons pas précisément ce que nous aurions cru éprouver. Facile à dire, j’en conviens, pour moi qui n’habite plus ici.

Le long de la plage, ouverte par l’absence de feu les maisons, la vue porte jusqu’à Ortley Beach et au-delà, jusqu’à la carcasse du vieux Grand Huit encalminé dans l’eau de mer. Deux silhouettes minuscules, au loin, promènent un chien le long du ressac. Une pelleteuse est en train de restituer lentement à la grève le sable qui tapissait les rues. J’entends, cachés par le talus, les marteaux qui cognent sur du bois et un joyeux accent espagnol qui chante. C’est drôle, la vie. Hier à Reynoso, aujourd’hui à Sea-Clift. « Oh voui, crie l’un des ouvriers, ça sent l’histoire de cul. » Du moins, c’est ce que je crois entendre. Des notes de musique folâtre échappées de leur radio me parviennent. Ils sont en train d’étriper ou de raser une de ces maisons de rêve, à moins qu’ils n’en pompent la moisissure ; ils ont sans nul doute des masques chirurgicaux et des gants de caoutchouc pour se protéger des spores. « Sí, sí, pero. Sa mari, il est Navy SEAL4. » « Pendejo ! répond un autre. C’est pas si génial que ça, le sexe ! Comprendes ? » Tous éclatent de rire : la chance, c’est contagieux.

Mais où est passé Arnie ? M’aurait-il posé un lapin ? M’attend-il en embuscade dans sa Lexus garée à l’écart ? En période de désastre, les agents immobiliers ne sont pas en odeur de sainteté. Nous sommes des jokers dans le paquet de cartes, toujours prêts à grossir la main du gagnant. Mais pas moi. Plus maintenant.

Pendant ce temps-là, mon estomac commence à gargouiller et à faire un bruit de casseroles. J’aurais dû m’acheter des noix de cajou, chez Hess. Bientôt onze heures. Mes All-Bran ne sont plus qu’un lointain souvenir. Je me fourre un chewing-gum à la menthe dans la bouche, histoire de calmer le jeu. Qu’on porte un dentier ou pas (moi pas), qu’on ait mangé de l’oignon, de l’ail, de la pizza ou une choucroute garnie, et qu’on se brosse les dents huit fois par jour, quand on prend de l’âge on a peur de puer du bec comme une cage à singes. Sally me jure que ce n’est pas mon cas. Elle me le signalerait « discrètement » s’il y avait lieu.