Jamais bien inspirées, ces décisions-là.
Arnie a fait quelques pas et se plante devant (à moins que ce ne soit sur le flanc de) notre ruine. Son regard plonge dans ce qui a été écorché vif par les intempéries, à savoir des pièces désolées, mais qui ont gardé leurs meubles, leur plomberie, les fixations des lustres au plafond, et où des gaines électriques blanches demeurent, pendantes, qui procurent un singulier semblant d’espoir à ce charnier, l’indécision d’un décor de théâtre, l’illusion que les dégâts seraient encore réparables. Il n’en est rien. La girouette à l’effigie de l’âne démocrate, que j’avais fixée à la cime du toit en 1999 au péril de ma vie, est tordue, à moitié arrachée ; elle pendouille, méconnaissable, si je ne savais pas ce qu’elle signifiait alors : mon opposition à « Deubeul-You » Bush.
Arnie porte un chic trois-quarts en cuir marron, des mocassins italiens impeccablement cirés, avec un pantalon en tweed sans revers qui a dû coûter dans les mille dollars chez Paul Stuart, ainsi qu’un col roulé en cachemire lie-de-vin. Ce traiteur de haut vol se donne des allures de parrain de la Mafia.
Je finis par m’extraire de ma voiture, je jette mon chewing-gum et, aussitôt, j’ai froid – aux côtes, surtout, comme si je n’avais rien sous mon blouson. Les effets roboratifs du Gulf Stream, tu parles ! Je n’ai sur moi qu’une vieille veste de chez Bean’s, un pantalon chino et des chaussures bateau, autant dire une tenue d’intérieur pour banlieusard retraité encore un peu déphasé. Maintenant, le clou, j’ai peur de me l’enfoncer dans une semelle. Et depuis ce que m’a dit Sally, je m’applique à bien lever les pieds en marchant. Traîner la savate à la papy, c’est le signe indéniable qu’on est entré dans la dernière ligne droite. Par ailleurs, ça m’évitera de me casser la figure et de tomber sur le cul.
C’est quoi, au fait, ces histoires de chutes ? « Il s’est tué en tombant bêtement. » « Il est tombé derrière chez lui et il ne s’en est jamais remis, le pauvre. » « Depuis qu’il s’est fracturé le col du fémur, il n’a plus jamais été le même. » Ils tombent de si haut, tous ces gens ? Du toit d’un immeuble ? D’une cataracte écumante ? Ils plongent au fond d’une bouche d’égout ? Est-ce que la terre serait plus basse aujourd’hui qu’hier, par hasard ? Dans des temps révolus, il m’arrivait de glisser sur le verglas et de me relever d’un bond sans plus y penser ; maintenant ce serait signer mon arrêt de mort. Sally m’a dit : « Fais bien attention en descendant les marches du perron, mon chéri. Elles ne sont pas planes, lève bien les pieds. » Le simple fait de mettre un pied devant l’autre fait-il de moi un candidat à la chute fatale ? Et pourquoi cette éventualité me tracasse-t-elle davantage que celle de l’au-delà ?
Avec la marée, le brouillard a gagné du terrain sur la plage. L’humidité me pique les mains et les joues. L’air hésite à se faire rosée, il va se changer en eau qui gèlera avec la chute de la température. Pas loin d’ici, le gémissement exaspérant d’une scie se tait. La porte d’un pick-up claque, le moteur démarre, monte en puissance, puis s’arrête. Les désosseurs mexicains, invisibles derrière le talus, ont débauché et sont partis prendre leur almuerzo de bonne heure. Une beauté littorale est descendue, sereine et mystérieuse. On n’entend plus que le sifflement de l’océan et la corne de brume.
Et moi, tel un pèlerin devant le Taj Mahal, je suis frappé par l’inertie indéboulonnable de mon ancienne maison. C’est son poids énorme et lui seul qui ancre cette épave. Elle a établi son droit de cité sur le talus, alors que toutes ses voisines ont disparu. Solennelle, immobile, un rien mélancolique dans son suspens, comme si, consciente de son insalubrité, elle comptait bien recouvrer sa dignité par sa seule masse. Je regarde où je mets les pieds. Un objet attire mon regard, du sable forme une croûte sur le dessus de mon soulier. Devant mon orteil, un préservatif bleu vif, sorti de son emballage, étiré, ayant manifestement servi, dont les jeunes usagers sont bien loin à présent. Je pourrais y voir une facétie de Poséidon. Je préfère y lire le signe que les humains sont déjà en train de reconquérir les lieux dans leur nudité première, et qu’ils font de la grève l’usage légitime qu’ils en ont toujours fait. Peut-être plus tôt qu’on ne le croit, la vie reprendra, complexe, le temps se remettra en route.
« Alors le gars me dit comme ça – connard de spéculateur… » poursuit Arnie. Nous sommes à distance l’un de l’autre. Les pouvoirs publics ont tagué un cercle rouge sur le mur latéral éventré de la maison et l’ont divisé en trois tranches, dotées chacune de chiffres et de lettres cabalistiques qui codent l’état du corps actuel et à venir.
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