Mais j’avais quand même d’autres chats à fouetter.

N’empêche qu’au cours des huit dernières années, Arnie a fait l’objet de « travaux » conséquents. L’Arnie Urquhart à qui j’ai vendu ma maison avait cinquante-quatre ans. C’était un gars corpulent, calvitie naissante, brioche, phalanges puissantes, hockeyeur, ancien gardien de but des Wolverines. Fils unique d’un langoustier d’Eastport plutôt du genre bourru, Arnie a pu quitter la pêche grâce à ses talents de joueur de hockey, et ensuite il est allé étudier l’histoire à la fac. Diplôme en poche, ce bon fils est rentré à Eastport prendre la barre pour soulager son père malade, lequel l’a, selon sa formule, « foutu dehors à coups de pied au cul dans son propre intérêt ». Là-dessus il a décroché un MBA à Rutgers, puis a travaillé dans le provisionnement institutionnel pendant dix ans, à l’issue desquels il est sorti avec ses propres idées, et il s’est fait des tonnes de blé en tant que traiteur-écailler chic, fournisseur des friqués de Bernardsville et Basking Ridge. Avec sa solidité d’enfant du Maine, sa ténacité d’athlète et sa connaissance des arcanes du poisson, acquise au fil d’une vie, Arnie n’a pas mis longtemps à comprendre que ce qu’il vendait, c’était de l’authenticité, la sienne d’abord (outre celle de l’arowana et de l’osciètre doré). Il est devenu la coqueluche des patrons de chez Schlumberger et Cantor-Fitzgerald. Il arrivait en personne dans sa camionnette, manches retroussées sur ses gros avant-bras, large sourire et service maximal pour un prix astronomique. Il charriait les plateaux de fruits de mer, dressait les canapés pour les cocktails, assurait d’inlassables navettes avec la boutique, veillait à ce que chaque article soit plus que parfait. L’éthique du travail de la Nouvelle-Angleterre, celle qui a fait la grandeur de la république, sa puissance indomptable aujourd’hui comme hier et dans les siècles des siècles – on n’a pas peur de mettre les mains dans le cambouis (et la tripe de poisson). Voilà ce qu’il évoquait irrésistiblement à ses clients, passés par Harvard, Yale et Dartmouth précisément pour ne jamais avoir à respirer de trop près la sueur de son front.

« Que veux-tu que j’y fasse, Frank, m’avait-il dit quand je lui ai vendu la maison, en 2004. Mon vieux, il noierait ces petits cons comme une portée de chiots paralysés, mais moi, je les aime bien. Ils font bouillir ma marmite. Et dès qu’ils seront partis – parce qu’ils partiront, tu peux me croire –, on va voir rappliquer une pleine limousine de petits génies pour prendre leur place et moi, qui ai pas peur de me poisser les mains, ils me trouveront fidèle au poste, prêt à leur livrer mes homards. »

Arnie en savait long sur l’avenir. Ses connaissances auraient été bien utiles à qui observait notre économie en 2008.

Cependant, les altérations survenues dans son aspect physique depuis sont passablement alarmantes. Sa grosse tête, hier burinée et crevassée par une enfance au bord de la mer, paraît aujourd’hui laquée, comme s’il était parti aux îles s’acheter des traits tout neufs. Ses cheveux aussi font un drôle d’effet. Pas davantage que le sergent Alyss, Arnie n’a jamais été ce qu’on appelle une belle brute. Et même après ragréage et lissage, il n’a rien gagné en beauté ni en jeunesse, ce qui devait pourtant être le but. Il a gardé sa gueule de dogue, son menton volontaire, son front en parpaing, ses yeux en fente et ses oreilles charnues. J’avais tenu pour acquis que la frimousse café au lait sur la photo des vœux était celle de la femme d’un de ses fils, mais c’était peut-être sa femme à lui. À cette époque, il s’était déjà fait une jolie pelote, il avait donc pu troquer sa première épouse contre cette Shu-Kai espiègle, puis, un peu plus tard, la Shu-Kai contre cette Svetlana aux appas conséquents. Dans la foulée, il avait éprouvé le besoin de mettre son apparence physique en phase avec son moi profond, décidé, énergique, sans âge. Peu importe. En tout cas, cela l’a obligé à faire des implants à la Biden pour remplacer sa coupe de GI. Sa tête est donc couronnée d’une forêt de follicules qui insulte le naturel. De même, on a comblé le sillon entre ses sourcils broussailleux – interdisant du même coup la mimique qui faisait baisser les yeux à son interlocuteur quand il lui annonçait d’un ton sans réplique le prix du flétan et de la pince de crabe d’Alaska. En plus, son cou jadis criblé comme un champ de mines paraît aujourd’hui aussi lisse qu’en 1968, sur la photo des Wolverines, du temps où on le surnommait Gumper bis en souvenir de son illustre prédécesseur, et où il avait l’habitude de sortir des buts en rugissant pour botter les fesses à tout joueur qu’il estimait le mériter.

Il ne me reste plus qu’à croire que l’Arnie d’antan est toujours là quelque part. Mais à dire vrai, son relooking lui donne un air louche et un peu niais, voire (c’est bien le comble) vaguement efféminé – on est loin de ce que le chirurgien lui a sûrement fait miroiter.