Ça ne m’a pas du tout gâché mon repas.

– Je suis là, m’a-t-elle dit, comme gênée de prononcer ces mots.

– Moi aussi », ai-je répondu.

Là-dessus, elle s’est levée, a fait le tour de la table carrée et a posé un baiser sur mon front, toujours gênée ; puis elle est repartie d’où elle venait, en emportant son livre.

 

 

Une fois engagé sur le pont, en route vers le plus noir de Seaside Heights sans savoir ce qui m’attend là-bas (crève-cœur, indignation, sentiment d’injustice, constat de la corruption de toutes les belles et bonnes choses de ce monde), je réalise que je n’ai pas de remède au préjudice patrimonial d’Arnie Urquhart et que je ne peux rien faire pour arranger les choses. Le bon temps est révolu, il est déjà oublié d’après ce que j’ai vu à la télé. N’empêche, vendre une maison à un être humain entraîne des responsabilités. Non pas financières. Vraisemblablement pas morales non plus. Mais, chose encore plus rare, des responsabilités où le professionnel et l’humain marchent main dans la main. Des responsabilités qui relèvent du sacerdoce. Pourtant, si ça se trouve, Arnie est soulagé que sa maison soit irrémédiablement réduite en capilotade. C’était peut-être justement ce dont il rêvait, les yeux ouverts. Quand on vend son Lyman, son bateau collector, on connaît le plus beau jour de sa vie, après celui où on l’a acheté. Acquérir une résidence secondaire n’est pas sans rapport. On a beau savoir longtemps à l’avance qu’on va regretter le jour fatidique de la signature, on y va quand même. Arnie fait peut-être semblant d’être effondré. Parce que, en somme, le voilà propriétaire d’un joli petit bout de terrain constructible les pieds dans l’eau, même si les taxes foncières demeurent élevées. Il n’a plus qu’à attendre peinard le retour de fortune, à supposer que l’argument pieds dans l’eau soit toujours vendeur, bien sûr.

Mais mon hypothèse d’ex-agent immobilier, c’est qu’Arnie veut peut-être simplement que je prenne la peine d’être là, d’être son témoin. Grande affaire pour ces fichus chrétiens, de l’aube au crépuscule. Voilà pourquoi il existe des « garçons d’honneur », des « cordons du poêle » à tenir, des parrains, des invités aux exécutions capitales. Tout devient plus réel quand on est deux à le voir. Une soucoupe volante. L’abominable homme des neiges. La face du Rédempteur dans une tache d’huile de moteur, chez Jiffy Lube. Or aujourd’hui, je suis disposé à dire « Je suis là » à qui voudra m’entendre, homme ou bête, et grand bien lui fasse.

 

 

Un spectacle insolite s’offre à moi lorsque je tourne en bas du pont pour pénétrer dans ce qui fut Seaside Heights (Central Avenue, qui va jusqu’à Ortley Beach au nord et Sea-Clift au sud). Une antenne de police du New Jersey est installée dans un mobile home garé en travers de la route pour barrer le passage aux véhicules non autorisés. Des chevaux de frise en bois renforcent le barrage, des gyrophares rouge et argent tournent sur une voiture de police rayée garée là – il ne manque plus que les barbelés et la tourelle de la mitrailleuse. À l’arrière-plan, l’étendue du carnage me saute aux yeux. Dans Central Avenue, vers mes anciens bureaux, et aussi loin que porte mon regard côté plage, la vie de la cité a pris une raclée mémorable – toits arrachés, façades mises à nu qui révèlent des pièces encore meublées, avec des photos sur les tables de chevet, des penderies bourrées de vêtements, des cuisinières et des frigos au blanc éclatant. D’autres maisons ont disparu corps et biens. À tous les coins de rue s’élèvent de véritables pièces montées, dont l’une est coiffée d’un sapin de Noël, faites de gravats, de crasse, de sable, de décorations de Halloween en piteux état, de capots de voiture, de buffets, de toilettes et boîtes aux lettres – toutes choses pulvérisables et compactables. En attente de quoi, ce n’est pas clair. D’ici là, sous le ciel marbré, une foultitude d’activités humaines se déploie tant sur l’avenue elle-même que dans les rues résidentielles adjacentes, qui relient l’océan à la baie.