Cette illusion se trouve encore renforcée par la fausse interprétation du témoignage de la conscience : « Je peux faire ce que je veux », surtout lorsque ce témoignage, qui accompagne du reste tous nos actes, se fait entendre à nous au moment même où s’exerce l’influence de plusieurs motifs, s’excluant les uns les autres, et sollicitant tour à tour la volonté.
Telle est, dans toute sa complexité, la source de l’illusion naturelle qui nous fait croire à tort que la conscience affirme l’existence du libre arbitre, en ce sens que, contrairement à tous les principes a priori de la raison pure et à toutes les lois naturelles, la volonté seule soit une force capable de se décider, sans raison suffisante, dont les résolutions, en des circonstances données, pour un seul et même individu, puissent incliner indifféremment dans une direction ou dans l’autre.
Pour élucider d’une façon spéciale et aussi claire que possible l’origine de cette erreur si importante pour notre thèse, et compléter par là l’étude du témoignage de la conscience entreprise au chapitre précédent, nous allons nous figurer un homme, qui, se trouvant par exemple à la rue, se dirait : « Il est à présent six heures du soir, ma journée de travail est finie. Je peux maintenant faire une promenade ; ou bien je peux aller au club ; je peux aussi monter sur la tour, pour voir le coucher du soleil ; je peux aussi aller au théâtre, je peux faire une visite à tel ami ou à tel autre ; je peux même m’échapper par la porte de la ville, m’élancer au milieu du vaste univers, et ne jamais revenir… Tout cela ne dépend que de moi, j’ai la pleine liberté d’agir à ma guise ; et cependant je n’en ferai rien, mais je vais rentrer non moins volontairement au logis, auprès de ma femme. » C’est exactement comme si l’eau disait : « Je peux m’élever bruyamment en hautes vagues (oui certes, lorsque la mer est agitée par une tempête !) – je peux descendre d’un cours précipité en emportant tout sur mon passage (oui, dans le lit d’un torrent), – je peux tomber en écumant et en bouillonnant (oui, dans une cascade), – je peux m’élever dans l’air, libre comme un rayon (oui, dans une fontaine), – je peux enfin m’évaporer et disparaître (oui, à 100 degrés de chaleur) ; – et cependant je ne fais rien de tout cela, mais je reste de mon plein gré, tranquille et limpide, dans le miroir du lac. » Comme l’eau ne peut se transformer ainsi que lorsque des causes déterminantes l’amènent à l’un ou à l’autre de ces états, de même l’homme ne peut faire ce qu’il se persuade être en son pouvoir, que lorsque des motifs particuliers l’y déterminent. Jusqu’à ce que les causes interviennent, tout acte lui est impossible : mais une fois qu’elles agissent sur lui il doit, aussi bien que l’eau, agir comme l’exigent les circonstances correspondant à chaque cas. Son erreur, et en général l’illusion provenant ici d’une fausse interprétation du témoignage de la conscience (qu’il puisse, en un instant donné, accomplir indifféremment ces divers actes), repose, à y regarder de près, sur ce fait, que son imagination ne peut se représenter qu’une seule image à la fois, laquelle, au moment où elle lui apparaît, exclut toutes les autres. Si maintenant il se représente le motif d’une de ces actions proposées comme possibles, il en sent immédiatement l’influence sur sa volonté, qui est sollicitée par lui : le terme technique pour désigner ce mouvement est velléité. Mais il s’imagine qu’il peut aussi transformer cette velléité en volonté, c’est-à-dire accomplir l’action qu’il envisage actuellement : et c’est en cela que consiste son illusion. Car aussitôt la réflexion interviendrait et rappellerait à son souvenir les motifs agissant sur lui dans d’autres sens, ou les motifs contraires : et alors il verrait qu’il ne peut pas réaliser cette action. Pendant que des motifs s’excluant les uns les autres se succèdent de la sorte devant l’esprit, avec l’accompagnement perpétuel de l’affirmation intérieure : « Je peux faire ce que je veux », la volonté se meut comme une girouette sur un support bien graissé et par un vent inconstant ; elle se tourne aussitôt du côté de chaque motif que l’imagination lui représente ; tous les possibles influent sur elle tour à tour ; et l’homme croit à chaque fois qu’il est dans son pouvoir de vouloir telle ou telle chose, et de fixer la girouette en telle ou telle position ; ce qui est une pure illusion. Car son affirmation « Je peux vouloir ceci » est en vérité hypothétique, et il doit la compléter en ajoutant : « si je ne préfère telle autre chose. » Mais cette restriction seule suffit pour infirmer l’hypothèse d’un pouvoir absolu du moi sur la volonté. – Reprenons l’exemple de tout à l’heure, notre individu qui délibère à six heures du soir, et figurons-nous qu’il s’aperçoive tout à coup que je me tiens derrière lui, que je philosophe sur son compte, et que je lui conteste la liberté d’accomplir tous les actes qui lui sont possibles ; alors il pourrait facilement arriver que, pour me contredire, il en accomplît un quelconque : mais en ce cas ce serait justement l’expression de mon doute et l’influence qu’elle a exercée sur son esprit de contradiction, qui auraient été les motifs nécessitants de son action(34). Toutefois une pareille circonstance ne pourrait le décider qu’à l’une ou à l’autre des actions faciles parmi celles qu’il lui est loisible d’accomplir, par exemple d’aller au théâtre, mais nullement à celle que j’ai nommée en dernier lieu, d’aller courir les aventures dans le monde ; pour cela un motif de contradiction serait beaucoup trop faible. – Telle est encore l’erreur de beaucoup de gens, qui, tenant à la main un pistolet chargé, s’imaginent qu’il est en leur pouvoir de se tuer en le déchargeant. Pour l’accomplissement d’un acte semblable, le moyen mécanique d’exécution est ce qu’il y a de moins important. La condition capitale est l’intervention d’un motif d’une force écrasante, et par là même fort rare, possédant la puissance énorme qui est nécessaire pour contrebalancer en nous l’amour de la vie, ou plus exactement la crainte de la mort. Ce n’est qu’après qu’un pareil motif est entré en jeu, que l’on peut se décider vraiment, et alors il le faut, – à moins qu’il ne se présente un motif opposé plus puissant encore, si toutefois il peut en exister de tel.
Je peux faire ce que je veux : je peux, si je veux, donner aux pauvres tout ce que je possède, et devenir pauvre moi-même – si je veux ! – Mais il n’est pas en mon pouvoir de le vouloir, parce que les motifs opposés ont sur moi beaucoup trop d’empire. Par contre, si j’avais un autre caractère, et si je poussais l’abnégation jusqu’à la sainteté, alors je pourrais vouloir pareille chose : mais alors aussi je ne pourrais pas m’empêcher de la faire, et je la ferais nécessairement. – Tout cela s’accorde parfaitement avec le témoignage de la conscience « je peux faire ce que je veux », où aujourd’hui encore quelques philosophâtres sans cervelle s’imaginent trouver la preuve du libre arbitre, et qu’ils font valoir en conséquence comme une vérité de fait que la conscience atteste. Parmi ces derniers se distingue M. Cousin, qui mérite sous ce rapport une mention honorable, puisque dans son Cours d’Histoire de la Philosophie, professé en 1819-1820, il enseigne que le libre arbitre est le fait le plus certain dont témoigne la conscience ; et il blâme Kant de n’avoir démontré la liberté que par la loi morale, et de l’avoir énoncée comme un postulat, tandis qu’en vérité elle est un fait : « Pourquoi démontrer ce qu’il suffit de constater ? » « La liberté est un fait, et non une croyance » – D’ailleurs il ne manque non plus en Allemagne d’ignorants, qui, jetant au vent tout ce que de grands penseurs ont dit à ce sujet depuis deux cents ans et se targuant du témoignage de la conscience tel qu’il a été analysé plus haut (témoignage qu’ils interprètent à faux, de même que le vulgaire en général), préconisent le libre arbitre comme une vérité de fait. Et cependant je leur fais peut-être tort ; car il se peut qu’ils ne soient pas aussi ignorants qu’ils le paraissent, mais seulement qu’ils aient bien faim, et que, dans l’espoir d’un morceau de pain très sec, ils enseignent tout ce qui pourra être bien vu par un haut ministère.
Ce n’est nullement une métaphore, ni une hyperbole, mais seulement une vérité bien simple et bien élémentaire, que, de même qu’une bille sur un billard ne peut entrer en mouvement, avant d’avoir reçu une impulsion, ainsi un homme ne peut se lever de sa chaise, avant qu’un motif ne l’y détermine : mais alors il se lève d’une façon aussi nécessaire et aussi inévitable que la boule se meut après avoir reçu l’impulsion. Et s’attendre à ce qu’un homme agisse de quelque manière, sans qu’aucun intérêt ne l’y sollicite, c’est comme si j’allais m’imaginer qu’un morceau de bois pût se mettre en mouvement pour venir vers moi, sans être tiré par une corde. Celui qui soutenant cette théorie dans une société rencontrerait une contradiction obstinée, se tirerait d’affaire de la façon la plus expéditive en priant un tiers de s’écrier tout à coup d’une voix forte et convaincue : « Le plafond s’écroule ! » et les contradicteurs devraient bien vite se ranger à son opinion, et confesser qu’un motif peut être aussi puissant pour faire fuir des gens hors d’une maison que la cause mécanique la plus efficace.
L’homme, en effet, ainsi que tous les objets de l’expérience, est un phénomène dans l’espace et dans le temps, et comme la loi de la causalité vaut a priori pour tous les phénomènes, et par suite ne souffre pas d’exception, l’homme doit aussi être soumis à cette loi. C’est cette vérité que proclame la raison pure a priori, que confirme l’analogie qui persiste dans toute la nature, que l’expérience de tous les jours démontre à chaque instant, pourvu qu’on ne se laisse pas tromper par l’apparence. Ce qui produit l’illusion c’est que, tandis que les êtres de la nature, s’élevant de degré en degré, deviennent de plus en plus compliqués(35), et que leur réceptivité, naguère purement mécanique, se perfectionne graduellement jusqu’à devenir chimique, électrique, excitable sensible, et s’élève enfin jusqu’à la réceptivité intellectuelle et rationnelle, la nature des causes influentes doit en même temps suivre cette gradation d’un pas égal, et se modifier à chaque degré en rapport avec l’être qui doit subir leur action ; c’est pourquoi aussi les causes paraissent de moins en moins palpables et matérielles, de sorte qu’à la fin elles ne sont plus visibles à l’œil, mais seulement accessibles à la raison qui, dans chaque cas particulier, les présuppose avec une confiance inébranlable et les découvre aussi après les recherches suffisantes. Car ici les causes agissantes se sont élevées à la hauteur de simples pensées, qui se trouvent en lutte avec d’autres pensées, jusqu’à ce que la plus puissante porte le premier coup et mette la volonté en mouvement ; toutes opérations qui se poursuivent avec la même nécessité dans l’enchaînement causal, que lorsque des causes purement mécaniques, dans une liaison compliquée, agissent à l’encontre les unes des autres, et que le résultat calculé d’avance arrive immanquablement. Cette exception apparente aux lois de la causalité, résultant de l’invisibilité des causes, paraît se produire aussi bien dans le cas des petites balles de liège électrisées qui sautent dans toutes les directions sous la cloche de verre, que dans celui des mouvements humains : seulement, ce n’est pas à l’œil qu’il appartient de juger, mais à la raison.
Si l’on admet le libre arbitre, chaque action humaine est un miracle inexplicable, un effet sans cause. Et si l’on essaie de se représenter cette liberté d’indifférence, on se convaincra bientôt qu’en présence d’une telle notion la raison est absolument paralysée : les formes mêmes de l’entendement y répugnent. Car le principe de raison suffisante, le principe de la détermination universelle et de la dépendance mutuelle des phénomènes, est la forme la plus générale de notre entendement, laquelle, suivant la diversité des objets qu’il considère, revêt elle-même des aspects fort différents. Mais ici il faut que nous nous figurions quelque chose qui détermine sans être déterminé, qui ne dépende de rien, mais dont d’autres choses dépendent, qui, sans nécessité et par suite sans raison, produit actuellement A, tandis qu’il pourrait aussi bien produire B ou C, ou D, et cela dans des circonstances identiques, c’est-à-dire sans qu’il y ait à présent rien en A, qui puisse lui faire donner la préférence sur B (car ce serait là un motif, et par conséquent une cause), pas plus que sur C ou sur D. Nous sommes ramenés ici à la notion indiquée dès le commencement de ce travail, celle du hasard absolu. Je le répète : une telle notion paralyse complètement l’esprit, à supposer même qu’on réussisse à la lui faire concevoir.
Il convient maintenant de nous rappeler ce qu’est une cause en général : la modification antécédente qui rend nécessaire la modification conséquente. Jamais aucune cause au monde ne tire son effet entièrement d’elle-même, c’est-à-dire ne le crée ex nihilo. Il y a toujours une matière sur laquelle elle s’exerce, et elle ne fait qu’occasionner à un moment, en un lieu, et sur un être donnés, une modification qui est toujours conforme à la nature de cet être, et dont la possibilité devait donc préexister en lui. Par conséquent chaque effet est la résultante de deux facteurs, un intérieur et un extérieur : l’énergie naturelle et originelle de la matière sur laquelle agit la force en question, et la cause déterminante, qui oblige cette énergie à se réaliser, en passant de la puissance à l’acte. Cette énergie primitive est présupposée par toute idée de causalité et par toute explication qui s’y rapporte aussi une explication de ce genre, quelle qu’elle soit, n’explique jamais tout, mais laisse toujours en dernière analyse quelque chose d’inexplicable. C’est ce que nous constatons à chaque instant dans la physique et la chimie.
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