La même nécessité qui fait qu’une bille en roulant met en mouvement la bille qui est en repos, fait qu’une bouteille de Leyde, quand on la tient d’une main et qu’on la touche de l’autre, se décharge, – que l’arsenic tue tout être vivant, que le grain de semence, qui, préservé dans un milieu sec, n’a, pendant des milliers d’années, subi aucune transformation, aussitôt qu’on l’enfouit dans un terrain propice, qu’on le soumet à l’action de la lumière, de l’air, de la chaleur, de l’humidité, doit germer, croître, et se développer jusqu’à devenir une plante. La cause est plus compliquée, l’effet plus hétérogène, mais la nécessité de son intervention n’est pas diminuée de l’épaisseur d’un cheveu (sic).

Dans la vie des plantes et dans la vie végétative des animaux, l’excitation et la fonction organique provoquée par elle, sont, il est vrai, fort différentes sous tous les rapports, et peuvent être nettement distinguées l’une de l’autre. Cependant elles ne sont pas encore à proprement parler séparées, et il faut toujours que le passage de l’une à l’autre s’effectue par un contact, quelque léger et quelque imperceptible qu’il soit. La séparation complète ne commence à se produire que dans la vie animale, dont les actes sont provoqués par des motifs ; dès lors la cause, qui jusque-là était toujours rattachée matériellement à l’effet, se montre complètement indépendante de lui, d’une nature tout à fait différente, tout immatérielle, et n’est qu’une simple représentation. C’est donc dans le motif qui provoque les mouvements de l’animal que cette hétérogénéité de la cause et de l’effet, leur différenciation de plus en plus profonde, leur incommensurabilité, l’immatérialité de la cause, et, par suite, son manque apparent d’intensité quand on la compare à l’effet, – atteignent leur plus haut degré(33). L’inconcevabilité du rapport qui les lie deviendrait même absolue, si ce rapport, comme les autres relations causales, ne nous était connu que par le dehors ; or, on sait qu’il n’en est pas ainsi. Une connaissance d’une autre nature, tout intérieure, complète celle que les phénomènes nous donnent, et nous percevons au-dedans de nous la transformation que subit la cause, avant de se manifester de nouveau comme effet. L’instrument de cette transformation, nous le désignons par un terminus ad hoc : la volonté. Que d’autre part, ici comme ailleurs, comme dans le cas le plus simple de l’excitation, la causalité n’a rien perdu de son pouvoir nécessitant, c’est ce que nous prononçons d’une façon décisive aussitôt que nous reconnaissons l’existence d’un rapport de causalité entre l’effet et la cause, et que nous pensons ces deux phénomènes par rapport à cette forme essentielle de notre entendement. En outre, nous trouvons que la motivation est essentiellement analogue aux deux autres formes de la causalité examinées plus haut, et qu’elle n’est que le degré le plus élevé auquel celles-ci atteignent dans leur évolution progressive. Au plus bas degré de l’échelle animale, le motif est encore très voisin de la simple excitation : les zoophytes, les radiaires en général, les acéphales parmi les mollusques, n’ont qu’un faible crépuscule de connaissance, juste ce qu’il en faut pour apercevoir leur nourriture ou leur proie, pour l’attirer vers eux, quand elle se présente, ou même, en cas de nécessité, pour changer leur séjour contre un autre plus favorable. Aussi, dans ces êtres inférieurs, l’action du motif nous semble-t-elle encore aussi claire, aussi immédiate, aussi apparente, que celle de l’excitation. Les petits insectes sont attirés par l’éclat de la lumière jusque dans la flamme : la mouche vient se poser avec confiance sur la tête du lézard, qui à l’instant même, sous ses yeux, a englouti une de ses pareilles. Qui songera ici à la liberté ? Chez les animaux supérieurs et plus intelligents, l’influence des motifs devient de plus en plus médiate : en effet le motif se différencie de plus en plus nettement de l’action qu’il provoque, à tel point que l’on pourrait même se servir de ce degré de différenciation entre l’intensité du motif et celle de l’acte qui en résulte, pour mesurer l’intelligence des animaux. Chez l’homme, cette différence devient incommensurable. Par contre, même chez les animaux les plus sagaces, la représentation, qui agit comme motif de leurs actions, doit toujours encore être une image sensible : même là où un choix commence déjà à être possible, il ne peut s’exercer qu’entre deux objets sensibles également présents. Le chien reste hésitant entre l’appel de son maître et la vue d’une chienne : le motif le plus fort détermine son action, et la nécessité avec laquelle elle se produit alors n’est pas moins rigoureuse que celle d’un effet mécanique. De même nous voyons un corps soustrait à sa position d’équilibre, osciller pendant quelque temps de droite à gauche, jusqu’à ce qu’il soit décidé de quel côté se trouve son centre de gravité, et qu’il se précipite dans cette direction. Or, aussi longtemps que la motivation est bornée à des représentations sensibles, son affinité avec l’excitation et la cause en général devient encore plus apparente par ce fait que le motif, en tant que cause active, doit être quelque chose de réel et de présent, et même exercer encore sur les sens, par la lumière, le son, ou par l’odeur, une action qui, bien que médiate, reste toujours cependant une action physique. En outre, pour l’observateur, la cause est ici aussi apparente que l’effet : il voit le motif entrer en jeu et l’action de l’animal en être l’inévitable conséquence, aussi longtemps qu’aucun autre motif non moins frappant, ou l’effet du dressage, n’influe en sens contraire. Il est impossible de mettre en doute le lien qui les rattache. C’est pourquoi il n’entrera même dans l’esprit de personne de prêter aux animaux une liberté d’indifférence, c’est-à-dire de leur attribuer des actes qui ne soient déterminés par aucune cause.

Mais dès que la faculté cognitive devient le privilège d’un être raisonnable, dès qu’elle devient capable de s’étendre aux objets non sensibles, de s’élever à des notions abstraites et à des idées, alors les motifs deviennent tout à fait indépendants du moment présent et des objets immédiatement contigus ; ils restent par suite cachés à l’observateur. Car ce ne sont plus que de simples idées, que l’homme a en tête, dont l’origine est toujours cependant dans la réalité extérieure, quoique souvent bien loin en arrière dans le passé ; tantôt en effet il les doit à l’expérience personnelle des années écoulées, tantôt à une tradition communiquée par l’écriture ou par la parole, datant même des temps les plus reculés, mais ayant toujours pourtant un commencement réel et objectif. – Ajoutons que grâce à la combinaison souvent difficile de circonstances extérieures fort compliquées, beaucoup d’erreurs, et, par l’effet de la tradition, beaucoup d’illusions, par suite aussi beaucoup de folies, doivent être comptées parmi les motifs humains. Il faut encore remarquer que l’homme cache souvent à tout le monde les motifs de sa conduite, parfois même à sa propre conscience, comme dans les cas où il a honte de s’avouer le véritable motif qui le pousse à faire telle ou telle chose. Cependant, dès que l’on perçoit ses actes, on cherche par conjecture à en pénétrer les motifs, et on les présuppose avec autant de confiance et de sûreté que la cause physique des mouvements sensibles des corps bruts, dans la conviction que les uns comme les autres sont impossibles sans causes. En accord avec ce qui vient d’être dit, nous faisons aussi entrer en ligne de compte, dans la formation de nos projets et la construction de nos plans, l’influence des divers motifs sur l’esprit des hommes. Nous le faisons même avec une sûreté qui pourrait devenir égale à celle avec laquelle on calcule les effets des appareils de mécanique, si l’on pouvait connaître aussi exactement le caractère individuel des hommes avec lesquels on est en rapport, que la longueur et l’épaisseur des planches, le diamètre des roues, le poids des fardeaux, etc. C’est là une hypothèse (l’influence des motifs sur les actes humains) à laquelle chacun se conforme instinctivement tant qu’il tourne ses regards vers le dehors, qu’il a affaire avec ses semblables, et qu’il poursuit des buts pratiques : car c’est à ceux-là surtout que l’intelligence humaine est véritablement destinée. Mais dès que l’homme essaie de juger la question au point de vue théorique et philosophique, ce qui n’est pas à proprement parler dans le rôle de son intelligence, et qu’il se fait lui-même l’objet de son jugement, il se laisse tromper par l’immatérialité des motifs humains, consistant en simples pensées, qui ne se rattachent à rien de présent ni à rien de ce qui l’entoure, et dont les obstacles mêmes ne sont que de simples pensées, agissant comme des motifs contraires. Alors il met en doute leur existence, ou, en tous les cas, la nécessité de leur action, et s’imagine que ce qu’il fait, il pourrait aussi bien ne pas le faire, que la volonté se décide spontanément, sans motifs, et que chacun de ses actes est le premier anneau d’une série de modifications impossibles à calculer et à prévoir.