Aussi celui qui a besoin d’une aide considérable, extraordinaire, s’adressera-t-il de préférence à un homme ayant donné des preuves de sa grandeur d’âme : et celui qui veut aposter un meurtrier, jettera les yeux sur les gens qui ont déjà trempé leurs mains dans le sang. D’après le récit d’Hérodote (VII, 164), Gélon de Syracuse(37), se trouvant dans la nécessité de confier une très forte somme à un homme pour la porter à l’étranger, choisit à cet effet Kadmos, qui avait donné jadis un témoignage éclatant d’une loyauté et d’une bonne foi rares et même inouïes. Sa confiance fut pleinement justifiée(38). – Pareillement, ce n’est que par l’expérience, et à mesure que l’occasion s’en présente, que notre connaissance de nous-mêmes s’approfondit, et c’est sur elle que repose notre confiance ou notre méfiance en nos propres moyens. Selon que dans un cas nous avons montré de la réflexion, du courage, de la loyauté, de la discrétion, de la délicatesse, ou toute autre qualité que pouvaient réclamer les circonstances, – ou que nous avons donné la preuve de l’absence de ces qualités, cette connaissance plus intime avec nous-mêmes nous inspire de la satisfaction ou du mécontentement touchant notre propre nature. Ce n’est que la connaissance exacte de son caractère empirique qui donne à l’homme ce qu’on appelle le caractère acquis : celui-là le possède, qui connaît exactement ses qualités personnelles, les bonnes comme les mauvaises, et voit par là sûrement ce qu’il peut ou ne peut pas attendre et exiger de lui-même. Il joue dès lors son rôle, que naguère, au moyen de son caractère empirique, il ne faisait que naturaliser (réaliser), – avec art et méthode, fermeté et convenance, sans jamais, comme on dit, se départir de son caractère, ce qui n’arrive qu’à ceux qui entretiennent quelque illusion sur leur propre compte.
3° Le caractère de l’homme est invariable : il reste le même pendant toute la durée de sa vie. Sous l’enveloppe changeante des années, des circonstances où il se trouve, même de ses connaissances et de ses opinions, demeure, comme l’écrevisse sous son écaille, l’homme identique et individuel, absolument immuable et toujours le même. Ce n’est que dans sa direction générale et dans sa matière que son caractère éprouve des modifications apparentes, qui résultent des différences d’âges, et des besoins divers qu’ils suscitent. L’homme même ne change jamais : comme il a agi dans un cas, il agira encore, si les mêmes circonstances se présentent (en supposant toutefois qu’il en possède une connaissance exacte). L’expérience de tous les jours peut nous fournir la confirmation de cette vérité : mais elle semble la plus frappante, quand on retrouve une personne de connaissance après vingt ou trente années, et qu’on découvre bientôt qu’elle n’a rien changé à ses procédés d’autrefois. – Sans doute plus d’un niera en paroles cette vérité : et cependant dans sa conduite il la présuppose sans cesse, par exemple quand il refuse à tout jamais sa confiance à celui qu’il a trouvé une seule fois malhonnête, et, inversement, lorsqu’il se confie volontiers à l’homme qui s’est un jour montré loyal. Car c’est sur elle que repose la possibilité de toute connaissance des hommes, ainsi que la ferme confiance que l’on a en ceux qui ont donné des marques incontestables de leur mérite. Et même lorsqu’une pareille confiance nous a trahis une fois, nous ne disons jamais : « Le caractère d’un tel a changé », mais : « Je me suis abusé sur son compte. » C’est en vertu de ce même principe que lorsque nous voulons juger de la valeur morale d’une action, nous cherchons avant tout à connaître avec certitude le motif qui l’a inspirée, et qu’alors notre louange ou notre blâme ne porte pas sur le motif, mais sur le caractère qui s’est laissé déterminer par lui, en tant que second facteur de cette action, et le seul qui soit inhérent à l’homme. – C’est pourquoi aussi l’honneur véritable (non pas l’honneur chevaleresque, qui est celui des fous), une fois perdu, ne se retrouve jamais, mais que la tache d’une seule action méprisable reste attachée à l’homme, et, comme on dit, le stigmatise. De là le proverbe : « Voleur un jour, volera toujours. » – De même encore, si dans quelque affaire d’Etat importante il a été jugé nécessaire de recourir à la trahison, et partant de récompenser le traître dont on a employé les services, une fois le but atteint, la prudence commande d’éloigner cet homme, parce que les circonstances peuvent changer, tandis que son caractère ne le peut pas(39). – Pour le même motif, on sait que le plus grave défaut d’un auteur dramatique est que ses caractères ne se soutiennent pas, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas tracés d’un bout à l’autre comme ceux que nous ont représentés les grands poètes, avec la constance et l’inflexible logique qui président au développement d’une force naturelle. – C’est encore sur cette vérité que repose la possibilité de la conscience morale, qui nous reproche jusque dans la vieillesse les méfaits de notre jeune âge. C’est ainsi, par exemple, que J.-J. Rousseau(40), après plus de quarante ans, se rappelait avec douleur avoir accusé la servante Marion d’un vol, dont il était lui-même l’auteur. Cela n’est explicable qu’en admettant que le caractère soit resté invariable dans l’intervalle ; puisque au contraire les plus ridicules méprises, la plus grossière ignorance, les plus étonnantes folies de notre jeunesse ne nous font pas honte dans l’âge mûr ; car tout cela a changé, c’était l’affaire de l’intelligence, nous sommes revenus de ces erreurs, et nous les avons mises de côté depuis longtemps comme nos habits de jeunes hommes. – De là découle encore ce fait, qu’un homme, même quand il a la connaissance la plus claire de ses fautes et de ses imperfections morales, quand il les déteste même, quand il prend la plus ferme résolution de s’en corriger, ne se corrige néanmoins jamais complètement ; bientôt, malgré de sérieuses résolutions, malgré des promesses sincères, il s’égare de nouveau, quand l’occasion s’en présente, sur le même sentier qu’auparavant, et s’étonne lui-même quand on le surprend à mal faire. Sa connaissance seule peut être redressée : on peut arriver à lui faire comprendre que tels ou tels moyens, qu’il employait autrefois, ne conduisent pas à son but, ou lui procurent plus de dommage que de profit : alors il change de moyens, mais non de but. C’est là le principe du système pénitencier américain : il ne se propose pas d’améliorer le caractère, le cœur même du coupable, mais plutôt de rétablir l’ordre dans sa tête, et de lui montrer que ces mêmes fins, qu’il poursuit nécessairement en vertu de sa nature et de son caractère, lui coûteront à atteindre beaucoup plus de difficulté, de fatigue, et de danger, sur le chemin de la malhonnêteté suivi par lui jusque-là, que sur la voie de la probité, du travail et de la tempérance. En général ce n’est que jusqu’à la région de la connaissance que s’étend la sphère de toute amélioration possible et de tout ennoblissement de l’âme. Le caractère est invariable, l’action des motifs fatale : mais ils doivent avant d’agir passer par l’entendement, qui est le medium des motifs. Or celui-ci est susceptible à des degrés infinis des perfectionnements les plus divers et d’un redressement incessant : c’est là le but même vers lequel tend toute éducation. La culture de l’intelligence, enrichie de connaissances et de vues de toute sorte, dérive son importance de ce que des motifs d’ordre supérieur, auxquels sans cette culture l’homme ne serait pas accessible, peuvent se frayer ainsi un chemin jusqu’à sa volonté. Aussi longtemps que l’homme ne pouvait pas comprendre ces motifs, ils étaient pour sa volonté comme s’ils n’existaient pas. C’est pourquoi, les circonstances extérieures restant identiques, la position d’un homme relativement à une résolution possible peut être fort différente la seconde fois de ce qu’elle était la première : il peut, pendant l’intervalle, être devenu capable de concevoir les mêmes circonstances d’une façon plus exacte et plus complète, et c’est ainsi que des motifs, auxquels il était autrefois inaccessible, peuvent l’influencer aujourd’hui.
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