Dans ce sens les scolastiques disaient très justement : Causa finalis (le but, le motif) movet non secundum suum esse reale, sed secundum esse cognitum… (Le motif meut [la volonté] non d’après ce qu’il est en soi mais seulement en tant qu’il est connu.) Mais aucune influence morale ne peut avoir pour résultat d’autre redressement que celui de la connaissance et l’entreprise de vouloir corriger les défauts du caractère d’un homme par des discours et des sermons de morale, et de transformer ainsi sa nature même et sa propre moralité, n’est pas moins chimérique que celle de changer le plomb en or en le soumettant à une influence extérieure, ou d’amener un chêne, pour une culture très soignée, à produire des abricots(41).
Cette invariabilité fondamentale du caractère se trouve déjà affirmée comme un fait indubitable dans Apulée(42) (Oratio de Magiâ), où, se défendant de l’accusation de magie, il en appelle à son caractère bien connu, et s’exprime ainsi : « La moralité d’un homme est le plus sûr témoignage, et si quelqu’un a constamment persévéré dans la vertu ou dans le mal, ce doit être le plus fort argument de toute poursuite ou de toute justification. »
4° Le caractère individuel est inné : il n’est pas une œuvre d’art, ni le produit de circonstances fortuites, mais l’ouvrage de la nature elle-même. Il se manifeste d’abord chez l’enfant, et montre dès lors en petit ce qu’il doit être en grand. C’est pourquoi deux enfants, soumis à une même éducation et à l’influence d’un même entourage, ne tardent pas cependant à révéler le plus clairement possible deux caractères essentiellement distincts : ce sont les mêmes qu’ils auront un jour étant vieillards. Dans ses traits généraux, le caractère est même héréditaire, mais du côté du père seulement, l’intelligence par contre venant de la mère : sur ce point, je renvoie au chapitre 45 de mon ouvrage capital(43).
De cette explication de l’essence du caractère individuel, il résulte sans doute que les vertus et les vices sont choses innées. Cette vérité peut paraître choquante à plus d’un préjugé et à plus d’une philosophie de vieilles commères, jalouse de ménager les prétendus intérêts pratiques, c’est-à-dire ses idées mesquines, étroites, et ses vues bornées d’écoles primaires ; mais telle était déjà la conviction du père de la morale, Socrate, qui, selon le témoignage d’Aristote (Ethica magna), prétendait « qu’il ne dépend pas de nous d’être bons ou méchants. » Les raisons qu’Aristote invoque contre cette thèse sont manifestement mauvaises ; d’ailleurs il partage lui-même sur ce point l’opinion de Socrate, et il l’exprime de la façon la plus claire dans l’Ethique à Nicomaque : « Tout le monde croit que chacune des qualités morales que nous possédons se trouve en quelque mesure en nous par la seule influence de la nature. Ainsi, nous sommes disposés à devenir équitables et justes, sages et courageux, et à développer d’autres vertus, dès le moment de notre naissance. »
Et si l’on considère l’ensemble des vertus et des vices tels qu’Aristote les a résumés en un rapide tableau dans son ouvrage De virtutibus et vitiis, on reconnaîtra que tous, supposés existant chez des hommes réels, ne peuvent être pensés que comme des qualités innées, et ne sauraient être vrais que comme tels : par contre, s’ils étaient nés de la réflexion et acceptés par la volonté, ils ressembleraient, à vrai dire, à une sorte de comédie, ils seraient faux, et par suite on ne pourrait compter aucunement ni sur leur persistance, ni sur leur durée, sous la pression variable des circonstances. Il en est de même de cette vertu chrétienne de l’amour, caritas, ignorée d’Aristote comme de tous les anciens. Comment se pourrait-il que la bonté infatigable d’un homme, aussi bien que la perversité incorrigible, profondément enracinée de tels autres, le caractère d’un Antonin, d’un Adrien, d’un Titus, d’une part, et celui de Caligula, de Néron, de Domitien de l’autre, fussent en quelque sorte nés du dehors, l’ouvrage de circonstances fortuites, ou une pure affaire d’intelligence et d’éducation ! Sénèque ne fut-il pas le précepteur de Néron ? – C’est bien plutôt dans le caractère inné, ce noyau véritable de l’homme moral tout entier, que résident les germes de toutes ses vertus et de tous ses vices. Cette conviction naturelle à tout homme sans préjugés guidait déjà la plume de Velleius Paterculus, quand il écrivait les lignes suivantes sur Caton (II, 35) : « Caton était l’image de la vertu même. Plus semblable aux Dieux qu’aux hommes, par sa droiture et par son génie, il ne fit jamais le bien pour paraître le faire, mais parce qu’il lui était impossible de faire autrement(44). »
Au contraire, dans l’hypothèse du libre arbitre, la vertu et le vice, ou plus généralement ce fait, que deux hommes semblablement élevés, dans des circonstances tout à fait pareilles, et soumis aux mêmes influences, peuvent agir tout différemment, voire même de deux façons diamétralement opposées, sont des choses dont il est absolument impossible de se rendre compte. La dissemblance effective, originelle, des caractères, est inconciliable avec la supposition d’un libre arbitre consistant en ce que tout homme, dans quelque position qu’il se trouve, puisse agir également bien de deux façons opposées. Car alors il faudrait qu’à l’origine son caractère fût une tabula rasa, comme l’est l’intelligence d’après Locke, et n’eût d’inclination innée ni dans un sens, ni dans un autre ; parce que toute tendance primitive supprimerait déjà le parfait équilibre, tel qu’on se le figure dans l’hypothèse de la liberté d’indifférence. Avec cette hypothèse, ce n’est donc pas dans le subjectif que peut résider la cause de la différence indiquée plus haut entre les manières d’agir des différents hommes ; encore moins serait-ce dans l’objectif, car alors ce serait les objets extérieurs qui détermineraient nos actions, et la prétendue liberté serait entièrement abolie. Il resterait encore une dernière issue : ce serait de placer l’origine de cette grande divergence constatée entre les façons d’agir des hommes dans une région moyenne entre le sujet et l’objet, en lui assignant pour origine les diverses manières dont l’objet est perçu et compris par le sujet, c’est-à-dire les divergences entre les jugements et les opinions des hommes. Mais alors toute la moralité reviendrait à la connaissance vraie ou fausse des circonstances présentes, ce qui réduirait la différence morale de nos façons d’agir à une simple différence de rectitude entre nos jugements, et ramènerait la morale à la logique. – Enfin les partisans du libre arbitre peuvent essayer encore d’échapper à ce difficile dilemme, en disant : « Il n’existe pas de différence originelle entre les caractères, mais une pareille différence est bientôt produite par l’action des circonstances extérieures, les impressions du dehors, l’expérience personnelle, les exemples, les enseignements, etc. ; et lorsque de cette manière le caractère individuel s’est une fois définivement fixé, on peut ensuite expliquer par la différence des caractères la différence des actions. » À cela on répond : 1°) que dans cette hypothèse le caractère devrait se former très tard, – tandis qu’il est de fait qu’on le reconnaît déjà chez les enfants, – et que la plupart des hommes mourraient avant d’avoir acquis un caractère ; 2°) que toutes ces circonstances extérieures, dont le caractère de chacun serait le résultat, sont tout à fait indépendantes de nous, et se trouvent, quand le hasard, ou, si l’on veut, la Providence les amène, complètement déterminées dans leur nature. Si donc le caractère était le produit de ces circonstances, et que le caractère fût la source de la différence des façons d’agir, on voit que toute responsabilité morale serait absolument supprimée, puisqu’il est manifeste que nos actions seraient en dernière analyse l’œuvre du hasard ou de la Providence. Nous voyons donc, dans l’hypothèse du libre arbitre, l’origine de la différence morale entre les actions humaines et par suite l’origine du vice et de la vertu, en même temps que le fondement de la responsabilité, flotter en l’air sans point d’appui, et ne trouver nulle part la moindre petite place où pousser des racines dans le sol. Il en résulte que cette supposition, quelque attrait qu’elle puisse exercer au premier abord sur une intelligence peu cultivée, est pourtant au fond tout autant en contradiction avec nos convictions morales, qu’avec le principe fondamental que domine tout notre entendement (le principe de raison suffisante), comme il a été démontré plus haut.
La nécessité avec laquelle les motifs, ainsi que toutes les causes en général, exercent leur action, n’est donc pas une doctrine qui ne repose sur rien. Nous avons maintenant appris à connaître le fait qui lui sert de base, le sol même sur lequel elle s’appuie, je veux dire le caractère inné et individuel. De même que chaque effet dans la nature inorganique est le produit nécessaire de deux facteurs, qui sont d’une part la force naturelle et primitive dont l’essence se révèle en lui, et de l’autre la cause particulière qui provoque cette manifestation, ainsi chaque action d’un homme est le produit nécessaire de son caractère, et du motif entré en jeu. Ces deux facteurs étant donnés, l’action résulte inévitablement. Pour qu’une action différente pût se produire, il faudrait qu’on admît l’existence d’un motif différent ou d’un autre caractère. Aussi l’on pourrait prévoir, et même calculer d’avance avec certitude chaque action, si le caractère n’était pas très difficile à déterminer exactement, et si les motifs ne restaient pas souvent cachés, et toujours exposés aux contrecoups d’autres motifs, qui seuls peuvent pénétrer dans la sphère de la pensée humaine, et sont incapables d’agir sur tout autre être que sur l’homme. Par le caractère inné de chaque homme, les fins en général vers lesquelles il tend invariablement, sont déjà déterminées dans leur essence : les moyens auxquels il a recours pour y parvenir sont déterminés tantôt par les circonstances extérieures, tantôt par la compréhension et par la vue qu’il en a, vue dont la justesse dépend à son tour de son intelligence et de la culture qu’il possède. Comme résultat final, nous trouvons l’enchaînement de ses actes, et l’ensemble du rôle qu’il doit jouer dans le monde. C’est donc avec autant de justesse dans la pensée que de poésie dans la forme que Goethe, dans une de ses plus belles strophes, a résumé comme il suit cette théorie du caractère individuel :
Comme dans le jour qui t’a donné au monde,
Le soleil était là pour saluer les planètes,
Tu as aussitôt grandi sans cesse,
D’après la loi selon laquelle tu as commencé.
Telle est ta destinée, tu ne peux échapper à toi-même,
Ainsi parlaient déjà les sibylles, ainsi les prophètes ;
Aucun temps, aucune puissance ne brise
La forme empreinte, qui se développe dans le cours de la vie(45).
Nous disions donc que la vérité fondamentale sur laquelle repose la nécessité de l’action de toutes les causes, est l’existence d’une essence intérieure dans tout objet de la nature, que cette essence soit simplement une force naturelle générale qui se manifeste en lui, ou la force vitale, ou la volonté : tout être, de quelque espèce qu’il soit, réagira toujours sous l’influence des causes qui le sollicitent conformément à sa nature individuelle.
Cette loi, à laquelle toutes les choses du monde, sans exception, sont soumises, était énoncée par les scolastiques sous cette forme : Operari sequitur esse. (Chaque être agit conformément à son essence.) Elle est également présente à l’esprit du chimiste lorsqu’il étudie les corps en les soumettant à des réactifs, et à celui de l’homme, quand il étudie ses semblables en les soumettant à diverses épreuves. Dans tous les cas, les causes extérieures provoqueront nécessairement l’être affecté à manifester ce qu’il contient (son essence intérieure) : car celui-ci ne peut pas réagir autrement qu’il n’est.
Il faut rappeler ici que toute existence présuppose une essence : c’est-à-dire que tout ce qui est doit aussi être quelque chose, avoir une essence déterminée. Une chose ne peut pas exister et en même temps n’être rien, quelque chose comme l’ens metaphysicum des scolastiques, c’est-à-dire une chose qui est, et n’est rien de plus qu’une existence pure, sans aucun attribut ni qualité, et par suite sans la manière d’agir déterminée qui en découle. Or, pas plus qu’une essence sans existence (ce que Kant a expliqué par l’exemple connu des cent écus)(46), une existence sans essence ne possède de réalité.
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