Mais en admettant celui-ci il n’est absolument pas possible de concevoir d’où une mauvaise action puisse provenir ; parce qu’au fond il n’est qu’une qualité négative, et implique seulement que rien n’oblige ou n’empêche l’homme d’agir de telle ou telle façon. Mais alors il faut renoncer absolument à expliquer quelle est la source dernière d’où découle l’action, puisqu’on ne veut pas la faire dériver de la nature innée ni de la nature acquise de l’homme, ce qui ferait retomber la faute sur son créateur ; ni des circonstances extérieures seules, car alors on pourrait l’attribuer au hasard, l’homme restant innocent dans les deux hypothèses, – tandis qu’on le rend pourtant responsable. L’image naturelle d’une volonté libre est une balance non chargée ; elle se tient immobile, et ne sortira jamais de son état d’équilibre à moins qu’on ne place quelque objet dans un de ses plateaux. Comme la balance est incapable de se mettre d’elle-même en mouvement, de même la libre volonté ne peut pas tirer de son propre fonds la moindre action ; et cela, en vertu du principe que rien ne se fait de rien. La balance doit-elle s’incliner d’un côté ? Il faut qu’un corps étranger soit placé sur un des plateaux, et c’est ce corps qui sera ensuite la cause du mouvement.

Pareillement toute action humaine doit être produite par quelque force, qui agisse d’une façon positive, et soit quelque chose de plus que cette qualité toute négative de la liberté. Mais ceci ne peut s’expliquer que de deux manières : ou bien les motifs, c’est-à-dire les circonstances extérieures, produisent l’action par eux-mêmes : et alors il est évident que l’homme n’est pas responsable (il faudrait aussi, dans cette hypothèse, que tous les hommes agissent exactement de même dans les mêmes circonstances) ; ou bien l’action provient de la réceptivité de l’homme pour tels ou tels motifs, c’est-à-dire du caractère inné, des tendances originellement existantes, qui peuvent différer d’individu à individu, et d’après lesquelles les motifs exercent leur action. Mais alors l’hypothèse du libre arbitre disparaît, parce que ces tendances représentent précisément le poids placé sur le plateau de la balance. La responsabilité de nos fautes retombe sur celui qui a mis en nous ces penchants, c’est-à-dire sur celui dont l’homme, avec les instincts primitifs de sa nature, est l’ouvrage. Donc la condition indispensable de la responsabilité morale de l’homme est son aséité, c’est-à-dire, qu’il soit lui-même son propre ouvrage.

Toutes les considérations exposées précédemment sur cette épineuse question font concevoir quelles immenses conséquences sont attachées à la croyance au libre arbitre, qui creuse un abîme sans fond entre le Créateur et les péchés de sa créature. Aussi n’est-il pas surprenant que les théologiens adhèrent si obstinément à cette doctrine, et que leurs humbles serviteurs et défenseurs, les professeurs de philosophie, les appuient avec tant d’ardeur et un si profond sentiment de leurs devoirs envers eux, que, sourds et aveugles en présence des dénégations les plus concluantes des grands penseurs, ils soutiennent le libre arbitre et combattent pour lui, comme pro aris et focis.

Mais pour terminer enfin mon examen de l’opinion de saint Augustin, je dirai qu’elle peut se réduire à ceci, que l’homme n’a eu un libre arbitre absolu qu’avant sa chute, mais que depuis, devenu la proie du péché, il n’a plus à espérer son salut que de la prédestination et de la rédemption, – ce qui s’appelle parler en vrai Père de l’Église.

Cependant, grâce à saint Augustin et à la dispute entre les Manichéens(57) et les Pélagiens(58), la philosophie est enfin parvenue à se faire une idée nette et exacte de notre problème. Dès lors, les travaux de la scolastique lui donnèrent de jour en jour plus de précision : le sophisme de Buridan et le passage cité de Dante(59) en sont des témoignages. – Mais le premier qui toucha au cœur même de la question est, à ce qu’il me semble, Thomas Hobbes, qui publia en 1656 un ouvrage spécial sur ce sujet, intitulé : Quaestiones de libertate et necessitate, contra Doctorem Branhallum : ce livre est rare aujourd’hui. Il se trouve transcrit en anglais dans les Œuvres morales et politiques de Th. Hobbes (1 vol. in-folio, Londres, 1750, p. 469, et sq). J’en extrais le passage capital que l’on va lire (p. 483) :

« Rien ne tire son origine de soi-même, mais de l’action de quelque autre agent immédiat. Donc, lorsque pour la première fois l’appétit ou la volonté d’un homme se porte vers quelque chose, pour laquelle il n’éprouvait précédemment ni appétit ni volonté ; la cause de ce mouvement de la volonté n’est pas la volonté même, mais quelque autre chose qui n’est pas en sa puissance. Donc, puisqu’il est hors de doute que la volonté est la cause nécessitante des actes volontaires, et que d’après ce que je viens de dire la volonté est nécessairement causée par d’autres choses indépendantes d’elle ; il s’ensuit que tous les actes volontaires ont des causes nécessaires, et par suite sont nécessités. »

« Je considère comme une cause suffisante celle à qui il ne manque rien qui soit nécessaire à la production de l’effet. Une telle cause est aussi une cause nécessaire : car, s’il était possible qu’une cause suffisante ne produisît pas l’effet, alors il lui manquerait quelque chose de ce qu’il faut pour le produire ; en ce cas elle ne serait donc pas suffisante. Mais s’il est impossible qu’une cause suffisante ne produise pas son effet, alors une cause suffisante est aussi une cause nécessaire. D’où il est manifeste que tout ce qui est produit, est produit nécessairement. Car toute chose qui est produite a eu une cause suffisante, sans quoi elle n’aurait pas été produite : et c’est pourquoi aussi les actions volontaires sont nécessitées. »

« La définition ordinaire d’un agent libre implique une contradiction, et n’a pas de sens (is nonsense) ; car c’est comme si l’on disait qu’une cause peut être suffisante, c’est-à-dire nécessaire, et cependant que l’effet ne suivra pas. »

« Tout événement, quelque contingent qu’il puisse sembler ou quelque volontaire qu’il puisse être, est produit nécessairement (p. 485). »

« Tout homme est porté à rechercher ce qui lui est utile, et à fuir ce qui lui est nuisible, mais surtout le plus grand des maux naturels, la mort ; et cela par une nécessité naturelle non moins rigoureuse que celle qui entraîne la pierre dans sa chute. De Cive, c. 1,7. »

Aussitôt après Hobbes nous voyons Spinoza, qui est imbu de la même conviction. Pour caractériser son opinion à ce sujet, quelques citations seront suffisantes :

« La volonté ne peut être appelée cause libre, mais seulement cause nécessaire. Eth., Pars 1, propos. 32. – Car la volonté, comme toute chose, demande une cause qui la détermine à exister et à agir d’une manière donnée. Corol. II. »

« Quant à la quatrième objection (le sophisme de Buridan), j’ai à dire que j’accorde parfaitement qu’un homme, placé dans cet équilibre absolu qu’on suppose (c’est-à-dire qui, n’ayant d’autre appétit que la faim et la soif, ne perçoit que deux objets, la nourriture et la boisson, également éloignés de lui) ; j’accorde, dis-je, que cet homme périrait de faim et de soif. Ihid., Pars II, dernière scholie. »

« Les décisions de l’âme naissent en elle avec la même nécessité que les idées des choses qui existent actuellement. Et tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot agir en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts.