De lib. arb., I, 2) : « Car qu’y a-t-il de plus au pouvoir de la volonté que la volonté elle-même ? »
3° La nécessité de mettre en harmonie la responsabilité morale de l’homme avec la justice de Dieu. En effet, la pénétration d’esprit de saint Augustin n’a pas laissé inaperçue une très haute question, si difficile à résoudre que tous les philosophes postérieurs, à ce que je sache, trois seulement exceptés (que nous allons pour cela même considérer tout à l’heure de plus près), ont préféré tourner autour d’elle sans bruit, comme si elle n’existait pas. Saint Augustin, au contraire, avec une noble franchise, l’énonce sans détour dès les premiers mots de son livre De libero arbitrio : « Dis-moi, je te prie, Dieu n’est-il pas l’auteur du mal ? » Et bientôt, d’une façon plus explicite dans le second chapitre : « Puisque nous croyons que Dieu est le principe de tous les êtres, et que néanmoins il n’est pas l’auteur du péché, notre esprit a quelque peine à comprendre comment il se peut faire que les péchés étant commis par les âmes, et ces âmes étant créées par Dieu, ces péchés ne lui soient pas immédiatement rapportés comme à leur principe. » À cela, l’interlocuteur (Evode) répond : « Vous venez de dire précisément ce qui m’embarrasse quand j’approfondis cette matière. » – Cette difficulté si sérieuse a été reprise de nouveau par Luther, et mise en lumière par lui avec toute la fougue de son éloquence (De servo arbitrio, p. 144) : « Que Dieu, par sa propre liberté, doive nous imposer à nous la nécessité, c’est ce que la raison naturelle elle-même nous force d’avouer. – Si l’on accorde à Dieu la prescience et la toute-puissance, il suit naturellement, par une conséquence irréfragable, que nous ne sommes pas créés par nous-mêmes, que nous ne vivons ni n’agissons en rien, si ce n’est par sa toute-puissance… La prescience et la toute-puissance divines sont dans une opposition diamétrale avec notre libre arbitre… Tous les hommes sont forcés d’admettre, par une conséquence inévitable, que nous n’existons pas par notre volonté, mais par la nécessité ; de même que nous n’agissons point à notre gré, en vertu d’un libre arbitre qui serait en nous, mais que Dieu a tout prévu et qu’il nous mène par un conseil et une vertu infaillible et immuable, etc. »
Au commencement du XVIIe siècle, nous rencontrons Vanini(54), qui est tout à fait pénétré de la même opinion. Elle est le principe et l’âme de sa révolte continuelle contre le Théisme, bien que, par égard pour l’esprit de son époque, il ait dû la dissimuler avec le plus de ménagements possibles. À chaque occasion il y revient, et ne se lasse pas de l’exposer sous les aspects les plus divers. Par exemple, dans son Amphithéâtre de l'éternelle Providence (exercice 16), il dit : « Si Dieu veut le mal il le fait, car il est écrit : Il a fait tout ce qu’il a voulu. S’il ne le veut pas, comme il n’en a pas moins lieu, il faut dire de Dieu, ou qu’il est imprévoyant ou impuissant, ou cruel, puisqu’il ne sait ou qu’il ne peut pas réaliser sa volonté, ou qu’il néglige de le faire. Mais les philosophes repoussent cette doctrine sans difficulté, car ils disent que si Dieu ne voulait pas d’actions impies en ce monde, il lui suffirait assurément d’un seul mouvement de tête pour anéantir tout le mal jusqu’aux confins du monde. Qui de nous, en effet, pourrait résister à sa volonté ? Comment donc le mal se commet-il malgré lui, quand lui-même donne aux coupables les forces nécessaires ? Et encore, si l’homme pèche malgré la volonté divine, Dieu sera donc inférieur à l’homme qui le combat et lui résiste ? De là, ils concluent que le monde est tel que Dieu le désire, et qu’il serait meilleur, si Dieu le voulait meilleur. » – Et dans l’exercice 44 : « L’instrument agit toujours d’après la direction que lui donne son principal agent : or, puisque notre volonté dans ses actes n’est qu’un instrument, et que Dieu est l’agent principal, il suit que Dieu est responsable des erreurs de notre volonté… Notre volonté relève entièrement de Dieu pour la substance ; il faut tout rapporter à Dieu, qui a fait ainsi la volonté, et qui la met en mouvement. » Plus loin encore : « Puisque l’essence et le mouvement de la volonté viennent de Dieu, il faut imputer à Dieu toutes les opérations de la volonté, bonnes ou mauvaises, puisqu’elle n’est qu’un instrument dans ses mains. »
Mais il faut, en lisant Vanini, avoir toujours présent à l’esprit qu’il se sert perpétuellement d’un artifice consistant à mettre dans la bouche d’un contradicteur, comme un sujet d’horreur et de dégoût contre lequel il s’insurge, ses véritables opinions, et à faire parler ce contradicteur de la façon la plus convaincante et la plus solide ; par contre à lui présenter, comme réfutation, des objections frivoles et des arguments boiteux ; après quoi il fait semblant de conclure d’un air triomphant, tanquam re bene gesta, comptant sur la malice et la pénétration du lecteur. Par cette ruse il a même trompé la savante Sorbonne, qui, prenant toutes ses hardiesses pour de l’or en barres, opposa naïvement son permis d’imprimer sur des ouvrages athées. D’autant plus douce fut la joie de ces docteurs, lorsque, trois ans plus tard, ils le virent brûler vif, après qu’on lui eut préalablement coupé cette langue qui avait blasphémé contre Dieu. On sait à la vérité que c’est là le seul argument puissant des théologiens, et depuis qu’on les en a privés, les choses marchent pour eux tout à fait à reculons.
Parmi les philosophes dans le sens plus étroit du mot, Hume(55) est, si je ne me trompe, le premier qui n’ait pas essayé d’éluder la grave difficulté soulevée d’abord par saint Augustin ; au contraire (sans toutefois penser ni à saint Augustin, ni à Luther, encore moins à Vanini), il l’expose ouvertement dans son Essai sur la liberté et la nécessité, où il s’exprime ainsi (ad finem) : « Le dernier auteur de toutes nos volontés est le Créateur du monde, qui le premier imprima le mouvement à cette immense machine, et plaça tous les êtres dans cette position particulière d’où tout événement subséquent devait résulter par une nécessité inévitable. Les actions humaines peuvent donc ou bien ne renfermer aucune malice, comme procédant d’une cause si parfaite, ou si elles en renferment, elles doivent envelopper notre Créateur dans le blâme qu’elles méritent, puisqu’on reconnaît qu’il en est la cause dernière et le véritable auteur. Car de même qu’un homme, qui a mis le feu à une mine, est responsable de toutes les conséquences de cet acte, que la traînée de poudre soit longue ou courte, – de même partout où se trouve une chaîne continue de modifications nécessaires, l’Être, fini ou infini, qui a produit la première doit être également regardé comme l’auteur de toutes les autres. » Il fait un essai pour résoudre cette difficulté, mais il avoue en terminant qu’il la considère comme insurmontable.
Kant lui-même, indépendamment de ses prédécesseurs, se heurte à cette pierre d’achoppement, dans la Critique de la Raison pratique (1788), p. 180 et suivantes de la 4e édition, et p. 232 de l’édition Rosenkranz : « Il semble nécessaire, aussitôt qu’on admet Dieu comme cause première universelle, d’accorder qu’il est la cause de l’existence de la substance même. Dès lors les actions de l’homme ont leur cause déterminante en quelque chose qui est tout à fait hors de son pouvoir, c’est-à-dire dans la causalité d’un être suprême distinct de lui, de qui dépendent absolument son existence, et toutes les déterminations de sa causalité… L’homme serait comme une marionnette ou comme un automate de Vaucanson(56), construit et mis en mouvement par le suprême ouvrier, que la conscience de lui-même en ferait sans doute un automate pensant ; mais il serait la dupe d’une illusion, en prenant pour la liberté la spontanéité dont il aurait conscience, car celle-ci ne mériterait ce nom que relativement, puisque, si les causes prochaines qui le mettraient en mouvement, et toute la série des causes, en remontant à leurs causes déterminantes, étaient inférieures, la cause dernière et suprême devrait être placée dans une main étrangère. »
Il s’efforce de lever cette grave difficulté en faisant intervenir la distinction entre la chose en soi et le phénomène : mais il est si évident que cette distinction ne change rien au fond de la difficulté, que je suis convaincu qu’il ne l’a nullement considérée comme une solution sérieuse. Lui-même d’ailleurs en confesse l’insuffisance, p. 184, et il ajoute : « Mais je demande si toute autre explication que l’on a tentée ou que l’on pourra essayer par la suite, est plus facile et plus aisée à comprendre ? On dirait plutôt que les docteurs dogmatiques de la métaphysique ont cherché à prouver leur subtilité plus que leur sincérité, en éloignant autant que possible de nos yeux ce point difficile, dans l’espérance que s’ils n’en parlaient pas du tout, il se pourrait que personne n’y songeât. »
Après avoir ainsi rapproché les témoignages de penseurs si différents, qui pourtant disent tous la même chose, je reviens à notre Père de l’Église. Les raisons par lesquelles saint Augustin espère écarter la difficulté dont il a déjà pressenti toute la gravité sont théologiques, non philosophiques, et par conséquent n’ont pas une valeur absolue. L’appui de ces mêmes raisons est, comme je l’ai dit plus haut, le troisième motif pour lequel il cherche à défendre la doctrine d’un libre arbitre accordé par Dieu à l’homme. L’hypothèse d’une pareille liberté, s’interposant entre le Créateur et les péchés de sa créature, serait véritablement suffisante pour résoudre toute la difficulté ; à la condition toutefois que cette conception, si facile à affirmer en paroles et satisfaisante peut-être pour une pensée qui ne va pas beaucoup plus loin que les mots, pût du moins, quand on la soumet à un examen plus sérieux et plus profond, rester intelligible (pensable). Or comment peut-on se figurer qu’un être dont toute l’existence et toute l’essence sont l’ouvrage d’un autre puisse cependant se déterminer lui-même dès l’origine et dans le principe, et par conséquent être responsable de ses actes ? Le principe operari sequitur esse, c’est-à-dire que les actions de chaque être sont des conséquences nécessaires de son essence, détruit cette supposition, mais lui-même il est inébranlable. Si un homme agit perversement, c’est qu’il est pervers. À ce principe se rattache encore le corollaire ergo unde esse, inde operari, (d’où vient l’essence, de là vient aussi l’action). Que dirait-on de l’horloger qui s’irriterait contre sa montre parce qu’elle marche mal ? Quelque désir que l’on éprouve de faire de la volonté une tabula rasa, on ne pourra cependant pas s’empêcher d’avouer, que si, de deux hommes, l’un suit par hasard une façon d’agir entièrement opposée à celle de l’autre, au point de vue moral, cette différence, qui doit évidemment provenir de quelque chose, a sa raison d’être soit dans les circonstances extérieures, (auquel cas il est évident que la faute n’est pas imputable à l’homme), soit dans une différence originelle entre leurs volontés mêmes, et alors le mérite ou le démérite ne saurait leur être attribué, si tout leur être et toute leur substance sont l’œuvre d’autrui. Après que les grands hommes dont nous avons invoqué le témoignage se sont vainement efforcés de sortir de ce labyrinthe par quelque issue, j’avoue volontiers à mon tour que penser à la responsabilité morale de la volonté humaine sans admettre en principe l’aséité de l’homme, est une chose qui dépasse ma puissance de conception. C’est sans doute le sentiment de la même impossibilité qui a dicté à Spinoza les définitions 7 et 8 par lesquelles débute son Ethique : « Une chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et n’est déterminée à agir que par soi-même ; une chose est nécessaire ou plutôt contrainte quand elle est déterminée par une autre chose à exister et à agir suivant une certaine loi déterminée. » (Traduction d’Emile Saisset.)
Si en effet une mauvaise action provient de la nature, c’est-à-dire de la constitution innée de l’homme, la faute en est évidemment à l’auteur de cette nature. C’est pour échapper à cette conséquence qu’on a inventé le libre arbitre.
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