Il n’y a pas eu ici d’intervention du libre arbitre mais le jeu d’un ensemble de tendances et de désirs qui se sont livrés combat et dont l’homme a été en quelque sorte le simple spectateur. Le désir le plus violent l’a emporté aujourd’hui mais s’effacera le lendemain devant un autre. Dans cette perspective, la volonté même, prise au sens traditionnel du terme, n’est plus qu’une passion comme une autre. Certains hommes ont une forte volonté, d’autres pas. Tous ces affects constituent un « donné » que les hommes n’ont pas choisi, pas plus que leur santé ou la couleur de leurs yeux. Le jeu complexe de tendances qui s’affrontent en eux constitue, selon Schopenhauer, le caractère, somme de toutes les volontés. « Cette nature spéciale et individuellement déterminée de la volonté, en vertu de laquelle, sous l’influence des motifs identiques, la réaction diffère d’un homme à l’autre, constitue ce qu’on appelle le caractère de chacun(10). » Et Schopenhauer de multiplier les exemples pour souligner l’asservissement de l’homme à son caractère, lequel est « invariable » car « l’homme même ne change jamais(11) ».
L’expérience du remords est particulièrement éclairante. Dans le remords, l’homme croit qu’il aurait pu agir autrement, et sa conscience accompagne chaque action de ce commentaire : « Tu pourrais bien agir autrement tandis que sa signification réelle est : Tu pourrais bien être un autre homme.(12) » Cet homme a su trop tard qui il était, et Schopenhauer de marteler encore son argumentation : « Le caractère de l’homme est invariable : il reste le même pendant tout la durée de sa vie. Sous l’enveloppe changeante des années, des circonstances où il se trouve, même de ses connaissances et de ses opinions, demeure, comme l’écrevisse sous son écaille, l’homme identique et individuel, absolument insaisissable et toujours le même.(13) »
Le philosophe en tire des leçons pratiques : « Celui qui a fait une fois telle chose agira encore de même le cas échéant, en bien comme en mal(14). » Ou encore : « Si un homme agit perversement, c’est qu’il est pervers(15). » Le meilleur exemple est celui de la trahison : « De même encore, si dans quelque affaire d’État importante il a été jugé nécessaire de recourir à la trahison, et partant de récompenser le traître dont on a employé les services, une fois le but atteint, la prudence recommande d’éloigner cet homme parce que les circonstances peuvent changer tandis que son caractère ne le peut pas(16). » Pas plus que l’histoire des hommes en général, l’homme singulier n’a donc le pouvoir d’aller vers sa propre histoire. Le caractère est fixé une fois pour toutes : tel il était, tel il sera, tel il a toujours été. Quel ennui de ne pouvoir se changer soi-même ! Ennui qui est d’ailleurs assez proche du désespoir et de l’angoisse. Vision pessimiste de la conduite humaine, très caractéristique de Schopenhauer, dont l’ennui est le principe central comme il en est le sentiment dominant. La reconnaissance de l’inchangeable monotonie des êtres au service d’une volonté constamment semblable à elle-même conduit nécessairement à l’interprétation pessimiste de toutes les « conduites », qu’elles soient humaines ou non.
Corollaire à cet ennui de la répétition : le monde, et les hommes qui l’habitent, offrent au regard philosophique un spectacle qui présente les caractères d’une tragi-comédie, voire d’une bouffonnerie. L’homme est, en somme, une marionnette : soit un être qui ne bouge que si l’on tire sur des fils pour le faire remuer. « On », c’est-à-dire la volonté : un principe qui est fondamentalement extérieur à l’homme. (Quoique paradoxalement l’être de la volonté ne fasse qu’un avec notre être, et donc notre inconscient.) Il croit agir, alors qu’il est « agi » ; vouloir, alors qu’il est « voulu ». Les instructions qu’il exécute viennent d’ailleurs. « Par conséquent, note Schopenhauer, si nous embrassons du regard la race humaine avec ses agitations dans son ensemble et dans sa généralité, le spectacle qui s’offre à nous est celui de marionnettes tirées non par des fils extérieurs, à la façon des marionnettes ordinaires, comme dans le cas d’actes isolés, mais bien plutôt mues par un mécanisme intérieur. Car la comparaison faite plus haut de l’activité incessante, grave et laborieuse des hommes avec le résultat réel ou possible qu’ils en retirent, met en lumière la disproportion énoncée, en nous montrant l’insuffisance absolue de la fin à atteindre, prise comme force motrice, pour l’explication de ce mouvement et de ces agitations sans trêve(17). »
L’homme est incapable d’agir par lui-même : il est le grand niais qui croit ce qu’on lui dit de désirer, souffre quand on lui dit de souffrir – et qui, quand on ne lui dit plus rien, s’ennuie. Et Schopenhauer de conclure en reléguant au rang de mirage cette mystérieuse faculté appelée libre arbitre, résidant dans la volonté, qui permettrait à tout homme de choisir librement ce qu’il fait et ce qu’il est : « La dissemblance effective, originelle, des caractères est inconciliable avec la supposition d’un libre arbitre consistant en ce que tout homme, dans quelque position qu’il se trouve, puisse agir également bien de deux façons opposées(18). » Et Schopenhauer d’ajouter : « Aussi n’est-on pas moins souvent désillusionné sur son propre compte que sur celui des autres, lorsqu’on découvre qu’on ne possède pas telle ou telle qualité, par exemple la justice, le désintéressement, la bravoure(19). » L’homme est donc prisonnier de lui-même et condamné à être lui-même. La seule liberté dont il puisse disposer, c’est une connaissance approfondie de soi : « Pareillement ce n’est que par l’expérience et à mesure que l’occasion s’en présente que notre connaissance de nous-mêmes s’approfondit et c’est sur elle que repose notre confiance ou notre méfiance en nos propres moyens(20). » L’homme a l’unique pouvoir de se représenter son corps et de prendre conscience des tendances qui l’habitent. Leçon que Freud, qui avait bien lu Schopenhauer, retiendra et qu’il appliquera sur un plan thérapeutique. Vision aussi très moderne de la condition humaine. Les hommes sont responsables de ce qu’ils font mais innocents de ce qu’ils sont. À l’homme d’assumer le hasard de ce qu’il est. Le caractère est un destin.
Didier Raymond
Essai sur le
libre arbitre
La liberté est un mystère.
HELVÉTIUS
CHAPITRE PREMIER
Dans une question aussi importante, aussi sérieuse et aussi difficile, qui rentre en réalité dans un problème capital de la philosophie moderne et contemporaine, on conçoit la nécessité d’une exactitude minutieuse, et, à cet effet, d’une analyse des notions fondamentales sur lesquelles roulera la discussion.
1° Qu’est-ce que la liberté ?
Le concept de la liberté, à le considérer exactement, est un concept négatif. Nous ne nous représentons par là que l’absence de tout empêchement et de tout obstacle : or, tout obstacle étant une manifestation de la force, doit répondre à quelque chose de positif. Le concept de la liberté peut être considéré sous trois aspects fort différents, d’où trois genres de libertés correspondant aux diverses manières d’être que peut affecter l’obstacle : ce sont la liberté physique, la liberté intellectuelle, et la liberté morale.
1° La liberté physique consiste dans l’absence d’obstacles matériels de toute nature. C’est en ce sens que l’on dit : un ciel libre (sans nuages), un horizon libre, l’air libre (le grand air), l’électricité libre, le libre cours d’un fleuve (lorsqu’il n’est plus entravé par des montagnes ou des écluses), etc. Mais le plus souvent, dans notre pensée, le concept de la liberté est le prédicat de l’essence animale, dont le caractère particulier est que leurs mouvements émanent de leur volonté, qu’ils sont, comme on dit, volontaires, et on les appelle libres lorsqu’aucun obstacle matériel ne s’oppose à leur accomplissement.
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