Or, remarquons que ces obstacles peuvent être d’espèces très diverses, tandis que la puissance dont ils empêchent l’exercice est toujours identique à elle-même, à savoir la volonté ; c’est par cette raison, et pour plus de simplicité, que l’on préfère considérer la liberté au point de vue positif. On entend donc par le mot libre la qualité de tout être qui se meut par sa volonté seule, et qui n’agit que conformément à elle, – interversion qui ne change rien d’ailleurs à l’essence de la notion. Dans cette acception toute physique de la liberté, on dira donc que les hommes et les animaux sont libres lorsque ni chaînes, ni entraves, ni infirmité, ni obstacle physique ou matériel d’aucune sorte ne s’oppose à leurs actions, mais que celles-ci, au contraire, s’accomplissent suivant leur volonté.

Cette acception physique de la liberté, considérée surtout comme l’attribut du règne animal, en est l’acception originelle, immédiate, et aussi la plus usuelle ; or, envisagée à ce point de vue, la liberté ne saurait être soumise à aucune espèce de doute ni de controverse, parce que l’expérience de chaque instant peut nous en affirmer la réalité. Aussitôt, en effet, qu’un animal n’agit que par sa volonté propre, on dit qu’il est libre dans cette acception du mot, sans tenir aucun compte des autres influences qui peuvent s’exercer sur sa volonté elle-même. Car l’idée de la liberté, dans cette signification populaire que nous venons de préciser, implique simplement la puissance d’agir, c’est-à-dire l’absence d’obstacles physiques capables d’entraver les actes. C’est en ce sens que l’on dit : l’oiseau vole librement dans l’air, les bêtes sauvages errent libres dans les forêts, la nature a créé l’homme libre, l’homme libre seul est heureux. On dit aussi qu’un peuple est libre, lorsqu’il n’est gouverné que par des lois dont il est lui-même l’auteur : car alors il n’obéit jamais qu’à sa propre volonté. La liberté politique doit, par conséquent, être rattachée à la liberté physique.

Mais dès que nous détournons les yeux de cette liberté physique pour considérer la liberté sous ses deux autres formes, ce n’est plus avec une acception populaire du mot, mais avec un concept tout philosophique que nous avons à faire, et ce concept, comme on sait, ouvre la voie à de nombreuses difficultés. Il faut distinguer en effet, en dehors de la liberté physique, deux espèces de libertés tout à fait différentes, à savoir : la liberté intellectuelle et la liberté morale.

2° La liberté intellectuelle – ce qu’Aristote entend par (TEXTE GREC)(21) (le volontaire et l’involontaire eu égard à la pensée) – n’est prise en considération ici qu’afin de présenter la liste complète des subdivisions de l’idée de la liberté : je me permets donc d’en rejeter l’examen jusqu’à la fin de ce travail, lorsque le lecteur sera familiarisé par ce qui précède avec les idées qu’elle implique, en sorte que je puisse la traiter d’une façon sommaire. Mais puisqu’elle se rapproche le plus par sa nature de la liberté physique, il a fallu, dans cette énumération, lui accorder la seconde place, comme plus voisine de celle-ci que la liberté morale.

3° J’aborderai donc tout de suite l’examen de la troisième espèce de liberté, la liberté morale, qui constitue, à proprement parler, le libre arbitre, sur lequel roule la question de l’Académie royale.

Cette notion se rattache par un côté à celle de la liberté physique, et c’est ce lien qui existe entre elles qui rend compte de la naissance de cette dernière idée, dérivée de la première, à laquelle elle est nécessairement très postérieure. La liberté physique, comme il a été dit, ne se rapporte qu’aux obstacles matériels, et l’absence de ces obstacles suffit immédiatement pour la constituer. Mais bientôt on a observé, en maintes circonstances, qu’un homme, sans être empêché par des obstacles matériels, était détourné d’une action à laquelle sa volonté se serait certainement déterminée en tout autre cas, par de simples motifs, comme par exemple des menaces, des promesses, la perspective de dangers à courir, etc. On s’est demandé donc si un homme soumis à une telle influence était encore libre, ou si véritablement un motif contraire d’une force suffisante pouvait, aussi bien qu’un obstacle physique, rendre impossible une action conforme à sa volonté. La réponse à une pareille question ne pouvait pas offrir de difficulté au sens commun : il était clair que jamais un motif ne saurait agir comme une force physique, car tandis qu’une force physique, supposée assez grande, peut facilement surmonter d’une manière irrésistible la force corporelle de l’homme, un motif, au contraire, n’est jamais irrésistible en lui-même, et ne saurait être doué d’une force absolue. On conçoit, en effet, qu’il soit toujours possible de le contrebalancer par un motif opposé plus fort, pourvu qu’un pareil motif soit disponible, et que l’individu en question puisse être déterminé par lui. Pour preuve, ne voyons-nous pas que le plus puissant de tous les motifs dans l’ordre naturel, l’amour inné de la vie, paraît dans certains cas inférieur à d’autres, comme cela a lieu dans le suicide, ainsi que dans les exemples de dévouements, de sacrifices, ou d’attachements inébranlables à des opinions, etc. ; – réciproquement, l’expérience nous apprend que les tortures les plus raffinées et les plus intenses ont parfois été surmontées par cette seule pensée, que la conservation de la vie était à ce prix. Mais quand même il serait démontré ainsi que les motifs ne portent avec eux aucune contrainte objective et absolue, on pourrait cependant leur attribuer une influence subjective et relative, exercée sur la personne en question : ce qui finalement reviendrait au même. Par suite, le problème suivant restait toujours à résoudre : La volonté elle-même est-elle libre ? – Donc la notion de la liberté, qu’on n’avait conçue jusqu’alors qu’au point de vue de la puissance d’agir, se trouvait maintenant envisagée au point de vue de la puissance de vouloir, et un nouveau problème se présentait : le vouloir lui-même est-il libre ? – La définition populaire de la liberté (physique) peut-elle embrasser en même temps cette seconde face de la question ? C’est ce qu’un examen attentif ne nous permet point d’admettre. Car, d’après cette première définition, le mot libre signifie simplement « conforme à la volonté » : dès lors, demander si la volonté elle-même est libre, c’est demander si la volonté est conforme à la volonté, ce qui va de soi, mais ne résout rien. Le concept empirique de la liberté nous autorise à dire : « Je suis libre, si je peux faire ce que je veux ; mais ces mots « ce que je veux » présupposent déjà l’existence de la liberté morale. Or c’est précisément la liberté du vouloir qui est maintenant en question, et il faudrait en conséquence que le problème se posât comme suit : « Peux-tu aussi vouloir ce que tu veux ? » – ce qui provient de la question de savoir si la volonté dépend de la volonté d’un autre qui le précède. Admettons que l’on répondît par l’affirmative à cette question : aussitôt il s’en présenterait une autre : « Peux-tu aussi vouloir ce que tu veux ? » et l’on régresserait ainsi à l’infini en remontant toujours la série des volontés, et en considérant chacune d’elles comme dépendante d’une volonté antérieure ou plus profonde, sans jamais parvenir sur cette voie à une volonté primitive, susceptible d’être considérée comme exempte de toute relation et de toute dépendance. Si, d’autre part, la nécessité de trouver un point fixe nous faisait admettre une pareille volonté, nous pourrions, avec autant de raison, choisir pour volonté libre et inconditionnée la première de la série, que celle-là même dont il s’agit, ce qui ramènerait la question à cette autre fort simple : « Peux-tu vouloir ? » Suffit-il de répondre affirmativement pour trancher le problème du libre arbitre ? Mais c’est là précisément ce qui est en question, et ce qui n’est pas réglé. Il est donc impossible d’établir un lien direct entre le concept originel et empirique de la liberté, qui ne se rapporte qu’à la puissance d’agir, et le concept du libre arbitre, qui se rapporte uniquement à la puissance de vouloir. C’est pourquoi il a fallu, afin de pouvoir néanmoins étendre à la volonté le concept de la liberté, le modifier pour qu’on puisse le saisir abstraitement. Ceci arriva lorsqu’on pensa le concept de liberté seulement en général en l’absence de toute nécessité. Par ce moyen, ce concept conserve le caractère négatif que je lui ai reconnu dès le commencement. Ce qu’il faut donc étudier sans plus de retard, c’est le concept de la Nécessité, en tant que concept positif indispensable pour établir la signification du concept négatif de la liberté.

Qu’entend-on par nécessaire ? La définition ordinaire : « On appelle nécessaire ce qui n’a pas de contraire, ou ce qui ne peut être autrement », est une simple explication de mots, une périphrase de l’expression à définir, qui n’augmente en rien nos connaissances à son sujet. En voici, selon moi, la seule définition véritable et complète : « On entend par nécessaire tout ce qui résulte d’une raison suffisante donnée », définition qui, comme toute définition juste, peut aussi être retournée. Or, selon que cette raison suffisante appartient à l’ordre logique, à l’ordre mathématique, ou à l’ordre physique (en ce cas elle prend le nom de cause), la nécessité est dite logique (ex. : la conclusion d’un syllogisme, étant donné les prémisses), – mathématique (l’égalité des côtés d’un triangle quand les angles sont égaux entre eux) ; ou bien physique et réelle (comme l’apparition de l’effet, aussitôt qu’intervient la cause) : mais, de quelque ordre de faits qu’il s’agisse, la nécessité de la conséquence est toujours absolue, lorsque la raison suffisante en est donnée(22).