Faim
Knut Hamsun
Faim
NOUVELLE TRADUCTION
DU NORVÉGIEN PAR
RÉGIS BOYER
Préface de André Gide

QUADRIGE / PUF
ISBN 2 13 055438 5
ISSN 0291-0489
Dépôt légal – 1° édition : 1961
5e édition « Quadrige » avec nouvelle traduction par Régis Boyer : 2006, avril
© Presses Universitaires de France, 1961
Bibliothèque de Philosophie contemporaine
6, avenue Reille, 75014 Paris
PRÉFACE
de
André Gide
On tourne les feuillets de ce livre étrange. Au bout de peu de temps on a des larmes et du sang plein les doigts, plein le cœur. Dans son édition d’avant guerre1, je crois que j’avais été l’un des premiers à le lire ; puis aussitôt à le faire admirer autour de moi. L’attention du public à son égard ne commença pourtant de s’éveiller que lorsque Jean-Louis Barrault s’avisa de porter ce vaste soliloque sur la scène ; c’était, si je ne fais erreur, concurremment avec le Hamlet de Laforgue. Je n’étais pas en France à ce moment et garde le très vif regret de n’avoir pu voir notre grand mime assumer paradoxalement un rôle, tout inventé par lui, où il sut, me dit-on ensuite, se montrer admirable. « Inventé » ? Non précisément. Knut Hamsun lui-même n’a rien inventé du tout. C’est là le propre de ce chef-d’œuvre de s’imposer par le seul fait de sa réalité. Aucune histoire, aucune intrigue : au cours du livre rien d’autre ne nous est offert que le lamentable spectacle d’un homme sans cesse sur le point de mourir de faim. La faim est le sujet même du livre avec tous les troubles intellectuels et les déformations morales qu’entraîne une inanition prolongée. C’est moins un héros de roman qu’un cas de clinique. Vais-je oser dire que ceci me gêne un peu : que cet homme, dès le début, ne soit pas normal ?
Knut Hamsun est parfaitement dans son droit de nous présenter un être bizarre, dont le comportement, même s’il est repu, nous désoriente ; mais alors nous changeons de sujet ; ou, plus précisément, le sujet bifurque : il y a ce qui est dû à la faim et ce qui est dû à un état pathologique, fort intéressant par lui-même, mais qui ne dépend plus de la faim. Sans doute cet effroyable orgueil qui l’entraîne en dépit de tout vers la souffrance, vers l’abnégation gratuite et parfaitement inutile, sans doute tous ces sursauts absurdes de fierté sont-ils de naturelles réactions d’une nature très particulière : ou faut-il admettre que son être même, comme son estomac, reste à ce point façonné par le jeûne, qu’il ne peut rien garder. La réserve, physiologique, intellectuelle ou morale, lui est (devenue ?) intolérable. Tout ce qu’il prend ou qu’on lui donne, il le vomit presque aussitôt. De sorte que son amour-propre malade est, de beaucoup, ce qui lui coûte le plus cher à nourrir. Il ne se fait aucun scrupule de profiter de la double sortie d’un immeuble pour ne point payer un fiacre dans lequel il est monté sans raison ; mais prend un macératoire plaisir à jeter à la tête de quelqu’un, à qui il ne doit rien, quantité de couronnes qu’il vient inespérément de recevoir et qui suffiraient à le tirer d’affaire, du moins pour un temps, à lui permettre de travailler en paix. Avons-nous affaire à un fou ? Non ; pas précisément comme dans l’Inferno de Strindberg ; mais du moins à quelqu’un qu’attire l’abîme et qui reste sans cesse sur le point de s’y précipiter à cœur perdu.
Ah ! combien toute notre littérature paraît, auprès d’un tel livre, raisonnable. Quels gouffres nous environnent de toutes parts, dont nous commençons seulement à entrevoir les profondeurs ! Notre culture méditerranéenne a dressé dans notre esprit des garde-fous, dont nous avons le plus grand mal à secouer enfin les barrières ; et c’est là ce qui permettait à La Bruyère d’écrire, il y a déjà deux siècles de cela : « Tout est dit. » Tandis que devant La Faim on est presque en droit de penser que, jusqu’à présent, presque rien n’est dit, au contraire, et que l'Homme reste à découvrir.
Façon de parler, il va sans dire, et sans doute serait-il bien de préciser : ce qui se déplace lentement ce n’est point tant la limite des connaissances, l’étendue des terræ incognitæ, mais bien plutôt celle de l’ostracisme ; j’allais dire : de la pudeur – ou, si l’on préfère, regardant de l’autre côté de la barrière : de l’obscénité. Il y a des régions humaines qu’il n’est pas décent d’exposer sur la scène ; mais qui n’en existent pas moins. Ces régions « tabou » varient d’époque en époque ; et, durant un long temps, notre littérature, par exemple, se montra beaucoup plus soucieuse d’approfondir que d’élargir notre champ d’investigation. Mais celui-ci varie plus encore de pays à pays. Le Français se montre aujourd’hui beaucoup plus soucieux qu’il n’était au temps de ma jeunesse de porter les yeux non plus constamment sur soi-même : il jette des regards de côté et découvre, parfois avec une surprise un peu naïve, que bien des comportements ne cessent pas d’être humains, pour cesser, en apparence du moins, d’être spécifiquement français ; qu’ils pourraient bien devenir intéressants du jour où lui, Français, commencerait à s’y intéresser. C’est une remarque que je faisais il y a déjà quelque cinquante ans ; de nos jours elle a presque perdu sa raison d’être. La Faim de Knut Hamsun m’invite à y revenir.
Introduction à Faim
PAR RÉGIS BOYER
Voici, dans une traduction nouvelle, l’un des romans qui ont définitivement marqué et infléchi l’écriture romanesque en notre siècle.
C’est l’une de ces œuvres après lesquelles il est juste de dire que l’on ne pourra plus jamais écrire comme avant. Qu’elle repose sur une expérience vécue, cela est évident : le jeune Norvégien famélique qui erre dans les rues de Kristiania (Oslo), à la poursuite de ses fantasmes et ardent à traquer « la vie inconsciente de /son/ âme », comme le dit un essai vraiment étonnant qu’il a composé à la même époque, nous a donné là l’un des témoignages les plus saisissants que l’on puisse imaginer. André Gide, déjà, avait beau jeu de s’émerveiller. Le génie, futur Prix Nobel, qui a rédigé ces pages dans une sorte d’ivresse fébrile, rompait délibérément avec toutes nos habitudes littéraires, les voies qu’il a ouvertes de la sorte se révéleront d’une prodigieuse fécondité. Plus de cent ans après sa rédaction, ce livre continue de nous interpeller avec une profondeur et une violence inégalées, il n’a pas pris une ride. Car Hamsun est engagé à la poursuite d’une vérité, de sa vérité que ne saurait épuiser aucune analyse. Symboles merveilleusement polysémiques, mystères du psychisme humain lorsqu’il est volontairement placé dans des circonstances anormales, extases paniques et délires soigneusement entretenus… nous sommes ici aux sources de l’étrange alchimie qui engendre la véritable effusion de l’âme et que rien, ni les prétendus prestiges de notre époque moderne, ni les faux savoirs, ni les repères trop commodes de nos errements ne sauraient épuiser. Dirai-je que nous sommes, ici, aux sources mêmes de la création littéraire, du beau miracle qui parvient à donner valeur d’éternité à notre fugace présence ici-bas ?
Faim, Sult dans l’original norvégien, et non pas *La faim, qui renverrait à un *Sulten, erroné, comme on a cru devoir traduire, jusqu’ici, ce titre. L’absence d’article doit attirer l’attention parce qu’elle est hautement signifiante.
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