Car le héros de ce livre n’est pas réellement et effectivement affamé, il importe de souligner ce point avec toute la force requise. Il pourrait, à tout moment, sortir de cette condition, les occasions ne lui manquent pas de retrouver un état normal des choses. Mais il ne le veut pas, il gaspille ou jette les précieuses couronnes qui lui permettraient de redevenir comme chacun d’entre nous. Il a besoin de son état pathologique de créature affamée pour se sentir visité de ses démons, se savoir en mesure de livrer au papier les confessions, les notations maniaques des effets de ces manques. Ce qui lui importe au premier chef, c’est de se trouver en posture de consigner les hallucinations, les vertiges, les aberrations qui lui viennent de cette situation, privilégiée à ses yeux. Et rien ne saurait nous plaire davantage : il se trouve dans ce territoire limite où tout est possible, où le pire est à peu près toujours sûr, bref, où le bruissement intempestif du désarroi de la sensibilité, de l’exaspération de l’imagination, du souverain échec de la raison se fait vraiment assourdissant. Et à partir de là, les amours rêvées et impossibles mais non impensables, les élucubrations les plus folles, les approches purgatives de cette entreprise para-mystique deviennent plausibles. Une étrange nudité de l’âme dans son total dépouillement se manifeste avec évidence : voilà ce dont peut être capable un être humain lorsqu’il renonce à surveiller ses marques. Tout un bric-à-brac plus ou moins baroque de monts-de-piété, de petits pains chauds, de vêtures dérisoires, de publicités pour pompes funèbres, dressé en face du tout-puissant éditeur ou des yeux ténébreux de la belle inaccessible ne sert qu’à mettre en valeur la quête frénétique d’un sens, d’une justification qui ne pourrait se réaliser que dans l’art, par l’art.
Admettons que les origines misérables de Hamsun, son enfance et sa jeunesse déshéritées dans le Nordland ou ailleurs, ses errances en Norvège ou aux États-Unis, son existence précaire faite d’expédients et de l’exercice de mille métiers provisoires l’aient prédisposé à une remise radicale en question de son sort ; reconnaissons également que le sentiment qu’il ne pouvait pas ne pas éprouver d’être tout à fait différent de son entourage, en cette Norvège repliée sur elle-même, crispée sur ses traditions, étouffante en vérité, l’ait accablé et donc que sa première tâche ait été de se faire reconnaître, à ses propres yeux comme au tout-puissant regard d’autrui : il est clair qu’il avait l’intime certitude d’être unique et irremplaçable, irréductible aux normes communes, et qu’il lui importera absolument de le dire, de le donner à entendre. Quel autre moyen que l’écriture pouvait-il solliciter pour communiquer cet état de fait ? Seulement, les habitudes du réalisme ou du naturalisme qui sévissaient en son pays à l’époque pouvaient-elles se plier à de pareilles confessions ? Qui l’aurait entendu s’il s’en était remis aux modes reconnus, classés d’expression ?
Alors, il s’est voulu délibérément ailleurs et autrement. Il a choisi d’exploiter une expérience qu’il a certainement vécue, celle de la misère et, dans une certaine mesure, de la faim parce que, de la sorte, sa situation aberrante lui permettait toutes les audaces, tous les dédoublements, toutes les incursions dans un domaine réputé tératologique mais propice à l’exercice de ce qu’il a toujours chéri plus que tout, la fantaisie débridée, l’étrangeté prise pour naturelle, toute une activité fantasmatique qui est bien celle de nos rêves ou, en tout cas, de nos désirs les plus farfelus. Et le voilà qui déambule dans les rues de la capitale, avec son cœur débordant d’amour et de générosité, avec l’intense pouvoir de transfiguration que connaît son regard, avec la fascinante faculté de tout sublimer de sa condition subalterne, servile ou marginale. D’où la visible délectation avec laquelle il entretient sa faim : qui n’est pas seulement physique, bien entendu, qui est surtout d’enchanter, au sens fort du verbe, sa grise vie.
Et c’est de cela que nous avons besoin : de savoir que notre condition ne se réduit pas à ses dimensions apparentes, qu’un trésor est caché dedans, qui ne se peut découvrir par les voies communes. Que notre faim d’absolu ou, en tout cas, de merveilleux, d’extraordinaire, à la limite, de fantastique, est à notre portée si nous voulons dépasser les bornes et accéder au beau royaume. Celui où le mystère de l’être se laisse, un peu, approcher.
La Varenne, 20 octobre 1994.
PREMIÈRE PARTIE
C’ÉTAIT au temps où j’errais, affamé, dans Kristiania, cette ville étrange que nul ne quitte avant d’en avoir reçu les empreintes.
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J’étais au lit, réveillé, dans ma mansarde, entendant une pendule, en-dessous de moi, sonner six coups. Il faisait déjà tout à fait clair, les gens commençaient à monter et descendre les escaliers. En bas du mur, près de la porte, là où la chambre était tapissée de vieux numéros du Morgenbladet, j’apercevais distinctement un avis du directeur du Service des phares et, un peu plus à gauche, une publicité, grasse et plantureuse, pour le pain tout frais du boulanger Fabian Olsen.
Aussitôt que j’avais ouvert les yeux, je m’étais mis, par vieille habitude, à réfléchir si j’avais quelque sujet de me réjouir ce jour-là. J’avais vécu un peu dans la gêne ces derniers temps ; mes affaires avaient été portées, l’une après l’autre, chez « ma tante », j’étais devenu nerveux et impatient, deux ou trois fois aussi, j’avais gardé le lit toute la journée pour cause de vertiges. De temps à autre, quand j’avais de la chance, il m’arrivait de parvenir à toucher cinq couronnes d’un quelconque journal, pour un feuilleton.
Il faisait de plus en plus clair et j’entrepris de lire les publicités en bas du mur, près de la porte ; j’arrivai même à discerner les caractères maigres et grimaçants de « Suaires, chez Damoiselle Andersen, à droite sous le porche ». Cela m’occupa un long moment, j’entendis la pendule sonner huit heures avant de me lever et de m’habiller.
J’ouvris la fenêtre et regardai dehors. De l’endroit où j’étais, j’avais vue sur une corde à linge et sur un terrain vague ; au loin, il restait le foyer d’une forge incendiée que quelques ouvriers étaient en train de déblayer. Je m’accoudai à la fenêtre et regardai le ciel. Ce serait très certainement une belle journée, l’automne était arrivé, l’exquise et fraîche saison où toutes choses changent de couleurs et périssent. Un brouhaha résonnait déjà dans les rues, il m’incitait à sortir. Cette chambre vide dont le plancher ondulait à chacun de mes pas était comme un cercueil disjoint et horrible. Il n’y avait pas de serrure correcte à la porte, non plus que de poêle dans la pièce. J’avais coutume de coucher en chaussettes pour qu’elles soient un petit peu plus sèches le matin. La seule chose que j’eusse pour me divertir était un petit fauteuil à bascule, rouge, je m’y asseyais le soir, en somnolant et en pensant à quantité de choses. Quand le vent était rude et que les portes, en bas, restaient ouvertes, on entendait toutes sortes de grincements étranges qui traversaient le plancher ou pénétraient par les murs, et le Morgenbladet, en bas près de la porte, prenait des lézardes de la longueur d’une main.
Je me redressai et inspectai un ballot dans le recoin près du lit, à la recherche d’un petit quelque chose pour le petit déjeuner, mais je ne trouvai rien et retournai à la fenêtre.
Dieu sait, pensais-je, s’il servira jamais à rien que je cherche encore une situation ! Tous ces refus, ces demi-promesses, ces « non » purs et simples, ces espoirs entretenus puis déçus, ces nouvelles tentatives qui, chaque fois, n’aboutissaient à rien avaient eu raison de mon courage. J’avais, en dernier lieu, cherché une place de garçon de bureau, mais j’étais arrivé trop tard.
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