Vous n’avez qu’à dire que c’est moi qui vous ai envoyé. »

C’était un peu trop fort pour moi. Qu’avait-il besoin de venir fourrer son nez dans mes affaires ? Est-ce que cela le regardait, le tailleur que je prendrais ? Je fus fâché. La vue de cette personne vide et en beaux atours m’exaspéra et je lui rappelai assez brutalement les dix couronnes qu’il m’avait empruntées. Avant même qu’il pût répondre, toutefois, je regrettai de les lui avoir réclamées, je me trouvai confus et ne le regardai pas dans les yeux. Comme, en cet instant, une dame passait, je reculai rapidement pour lui faire place et profitai de l’occasion pour m’en aller.

Que faire de moi tandis que j’attendais ? Je ne pouvais aller dans un café, les poches vides, et je ne voyais pas de connaissance chez qui je puisse aller à cette heure du jour. Instinctivement, je remontai en ville, flânai un bon moment sur la route entre le marché et la rue Grændsen, lus l’Aftenposten que l’on venait de placarder, fis un détour pour descendre la rue Karl-Johan, puis rebroussai chemin et montai tout droit au cimetière de Notre-Sauveur où je trouvai un endroit tranquille sur la pente près de la chapelle.

Je restai là dans le calme, somnolai dans l’air humide, pensai, sommeillant à demi : j’avais froid. Et le temps passa. Était-il sûr aussi que ce feuilleton fût un petit chef-d’œuvre d’art inspiré ? Dieu sait s’il n’avait pas ses défauts, çà et là ? Tout bien pesé, se pourrait-il qu’il ne fût pas accepté, c’est ça, pas même accepté, tout simplement ! Il était peut-être assez médiocre, voire carrément mauvais. Quelle sécurité avais-je qu’en cet instant, il ne fût pas déjà dans la corbeille à papiers ?… Ma confiance était ébranlée, je me levai d’un bond et sortis précipitamment du cimetière.

Dans Akersgaden, je jetai un coup d’œil par une devanture et vis qu’il n’était qu’un peu plus de midi. Je n’en fus que plus désespéré, j’avais fermement espéré qu’il était bien plus de midi : avant quatre heures, ce n’était pas la peine de demander le rédacteur en chef. Le sort de mon feuilleton me remplissait de sombres pressentiments. Plus j’y pensais, plus il me paraissait déraisonnable que j’aie pu écrire quelque chose d’utilisable, ainsi, tout soudain, presque dans mon sommeil, le cerveau plein de fièvre et de rêves. Bien entendu, je m’étais leurré, j’avais été joyeux toute la matinée pour rien ! Bien entendu… ! Je remontai à grands pas la route d’Ullevold, passai devant la butte Saint-Hans, débouchai sur des terrains vagues, pénétrai dans les étroites rues bizarres auprès des scieries, traversai des terrains et des champs et me trouvai finalement sur une grand-route dont je n’apercevais pas le bout.

Là, je m’arrêtai et résolus de faire demi-tour. Cette promenade m’avait réchauffé, je revins lentement et très déprimé. Je croisai deux charrettes de foin ; les conducteurs étaient allongés à plat ventre sur les chargements, ils chantaient, tous deux tête nue, tous deux le visage rond, sans soucis. Je pensai qu’ils m’interpelleraient, qu’ils me feraient une remarque ou une farce et lorsque je fus arrivé assez près d’eux, l’un m’appela pour demander ce que je portais sous le bras.

« Une couverture de lit », répondis-je.

« Quelle heure est-il ? » demanda-t-il.

« Je ne sais pas bien, environ trois heures, je pense ».

Alors, ils rirent tous les deux et passèrent. Au même instant, je sentis le claquement d’un fouet sur mon oreille et mon chapeau fut emporté. Ces jeunes gens n’avaient pas pu me laisser passer sans me faire une farce. Un peu abasourdi, je portai la main à ma tête, ramassai mon chapeau sur le rebord du fossé et poursuivis ma marche. Près de la butte Saint-Hans, je rencontrai un homme qui me dit qu’il était plus de quatre heures.

Plus de quatre heures ! Il était déjà plus de quatre heures ! J’allongeai le pas, descendis vers la ville en courant presque, fis un crochet et descendis au journal. Peut-être que le rédacteur en chef y était depuis longtemps et avait quitté le bureau ! Je marchais et courais tour à tour, trébuchais, me cognant aux voitures, dépassant tous les promeneurs, faisant la course avec les chevaux, m’évertuant comme un fou pour arriver à temps. Je me faufilai sous le porche, montai l’escalier quatre à quatre et frappai.

Pas de réponse.

Il est parti ! il est parti ! pensai-je. J’essaie d’ouvrir la porte qui n’est pas fermée à clef, frappe encore une fois et pénètre.

Le rédacteur en chef est assis à sa table, le visage tourné vers la fenêtre, la plume à la main, prêt à écrire. En m’entendant le saluer d’une voix essoufflée, il se retourne à demi, me regarde un peu, secoue la tête et dit :

« Euh ! je n’ai pas encore trouvé le temps de lire votre esquisse. »

Je suis si content qu’en tout cas, il ne l’ait pas encore mis au rebut que je réponds :

« Oh ! cher ami, je comprends bien. Cela ne presse pas non plus. Dans quelques jours peut-être, ou bien… »

« C’est ça, je vais voir. Du reste, j’ai votre adresse, n’est-ce pas. »

Et j’oubliai de l’informer que je n’avais plus d’adresse.

L’audience était terminée, je me retirai en m’inclinant et m’en fus. L’espoir brûlait de nouveau en moi, rien n’était perdu encore, au contraire, je pouvais tout gagner encore, pour ce qui était de ça. Et mon cerveau se mit à fabuler au sujet d’un grand conseil dans le ciel où l’on venait précisément de décider que je gagnerais, gagnerais la somme colossale de dix couronnes pour un feuilleton…

Si seulement j’avais un endroit où me réfugier pour la nuit ! Je soupèse où je pourrais le mieux m’introduire, cette question m’absorbe si fortement que je demeure immobile au milieu de la rue. J’oublie où je suis, je reste planté là comme un vulgaire balai de bouleau en pleine mer tandis que la houle déferle à grand bruit autour de lui.